La fin du travail

Étudiante chez Désir d’écrire, Marion Vasseur a rédigé cette nouvelle débordant d’imagination avec pour consigne de commencer un texte dans le quotidien et de le terminer dans le fantastique. Est-ce que le monde qu’elle a inventé vous fait peur ou vous donne envie ?

Découvrez son travail :

Il est huit heures trente, et comme tous les matins, j’emporte avec moi tout ce qui va me permettre de survivre à la journée. Un plat cuisiné la veille pour le déjeuner, une banane pour le goûter, quelques biscuits en plus au cas où j’aurais plutôt une envie de chocolat, et quelques sachets de thé que j’ai rangés dans un sac en papier. Côté vestimentaire, je suis parée. Un pull bien chaud qui remonte jusqu’au cou, mais avec un tee-shirt fin en dessous au cas où le chauffage soit trop fort là quand j’arriverai ; un jean passepartout qui se porte toute saison, et un foulard qui me réchauffe tout en laissant penser que je m’habille avec goût. Chaussures de ville sans talon, mais élégantes, manteau cintré et confortable, je peux enfin commencer l’expédition.

Une fois passée l’épreuve du changement d’atmosphère, le véritable challenge commence avec l’arrivée au métro. Une fois estimé le wagon qui devrait être le moins bondé, je me joins à la foule entassée sur les quais, et j’attends. L’écran des départs affiche quatre minutes d’attente. Ce n’est pas trop mal, je devrais pouvoir arriver à l’heure prévue. Non pas que j’ai un impératif à tenir, mais arriver assez tôt fait toujours bonne impression. Mon manager arrive toujours avant moi, et il faut ajouter que je passe devant le bureau de la direction quand j’arrive. Il faut aussi que j’arrive à finir le projet sur lequel je suis en ce moment, histoire de pouvoir vite passer à autre chose. Il s’agit d’un projet de refonte de la base de données de notre client – une tâche particulièrement ennuyeuse et rébarbative. Voilà bien trois semaines que je suis dessus, à enchaîner les réunions, à implémenter le code, à corriger les bugs… Le client nous met la pression depuis quelque temps, et je ne compte plus les heures sup, restant au bureau parfois jusqu’à plus de 20 heures.

Le métro arrive enfin, et je peux voir les gens serrés comme des sardines à l’intérieur, dont les traits trahissent une préoccupation grandissante. C’est toute une foule qui se masse aux entrées, prête à tout pour se frayer un passage à l’intérieur et s’octroyer quelques centimètres carrés d’espace. Les portes s’ouvrent, et les quelques personnes qui descendent peinent à sortir contre la masse ascendante luttant pour ne pas avoir à rester sur le quai. Serrant mon sac contre moi, je décide de me laisser porter par le courant, et parviens tant bien que mal à entrer dans un wagon.
Les portes se referment, et le train commence à partir lentement en direction de l’arrêt suivant. L’atmosphère à l’intérieur est étouffante, pressante, et l’espace quasi inexistant. Étant un peu plus petite que les autres, je peine à respirer dans cet océan de corps serrés, chauds, envahissants. Mais j’ai l’habitude, et je sais que cet inconfort aura une fin d’ici quelques minutes. Le train semble néanmoins avancer extrêmement lentement, et m’a l’air plus bondé que d’habitude, à cause d’une grève peut-être, ou d’un incident technique. J’essaie de ne pas trop penser à ma situation, et réfléchis plutôt à la journée qui m’attend aujourd’hui. Je me demande si je vais encore devoir rester tard au travail. Les tests de données effectués la veille n’ont pas été très concluants, et j’ai bien peur que ce que j’essaie d’implémenter ne soit tout simplement pas possible. Si seulement le deadline n’était pas aussi serré… Le client risque de ne pas être content si sa nouvelle base de données n’est pas prête bientôt, et à tous les coups ça va me retomber dessus. Et alors je peux dire adieu à mon augmentation, et à ma prime de fin d’année…

Je commence à avoir très chaud, et ma respiration devient plus difficile, comme si l’air contenait de moins en moins d’oxygène. J’ignore combien de stations sont passées, mais le train poursuit sa course avec une lenteur désespérante. J’hésite à descendre au prochain arrêt pour inspirer un peu d’air frais. Je sens mon portable vibrer dans la poche de ma veste. Délicatement, je tente d’attraper le téléphone sans bousculer les gens autour de moi. J’ai reçu un message – un collègue. « Tu arrives bientôt ? La réunion avec le client a été avancée à 9h30. » Une vague de stress commence à monter en moi – arriverai-je à temps ? Sans prendre la peine de répondre, je remets maladroitement le portable dans ma poche, m’octroyant un regard glacial de mon voisin qui a sûrement rencontré mon coude. Le train s’arrête soudainement, et un message enregistré nous avertit qu’un incident technique va nous retenir quelques minutes, et qu’il ne faut surtout pas essayer d’ouvrir les portes. C’est mal parti pour ma réunion… Je m’aperçois alors qu’on est à l’intérieur d’un tunnel, et que la seule source de lumière provient des néons bourdonnants du wagon. L’absence du bruit de moteur devient vite oppressante, et le temps s’étend lentement, presque à reculons. Je commence à m’inquiéter sérieusement d’arriver en retard. Je jette un œil sur mon portable, qui indique déjà 9h10. Je ne sais pas où le train est arrêté, mais je ne crois pas être bientôt arrivée, ce qui n’arrange pas le stress que je sens me submerger. Je commence à avoir le tournis, et l’air devient de plus en plus chaud, lourd et pesant. J’espère ne pas faire de malaise. Ça m’est déjà arrivé, une fois, et ça avait été compliqué de demander de l’aide malgré la foule qui avait été présente.

Une bouffée de panique commence à me tordre le ventre. Si seulement le train pouvait repartir, je pourrais descendre au prochain arrêt et m’asseoir un peu… Je ferme les yeux quelques instants et tente d’apaiser l’angoisse qui s’insinue en moi, en me concentrant sur ma respiration. J’inspire en gonflant le ventre, puis expire lentement, profondément. Le temps semble s’arrêter, se dilater, et pendant un moment, plus rien n’a d’importance. Autour de moi tout est calme, et pas une voix ne se fait entendre. D’ailleurs, je suis étonnée de n’entendre personne se plaindre. Une telle situation provoque d’habitude de nombreux soupirs de protestation, voire des excès de colère et de mécontentement. Peut-être que tout le monde est fatigué ce jour-là ?

J’ouvre les yeux, et porte mon regard sur le visage des personnes qui m’entourent. Le spectacle qui s’offre alors à moi dépasse mon entendement. Leurs visages… ne sont plus… des visages. Ou plutôt si, mais pas des visages de chair. Je suis entourée de ce qui ressemble à des robots, des sortes de pantins articulés aux traits sommaires habillés comme des êtres humains. Leurs visages sont constitués de deux yeux ronds et fixes qui ne regardent rien, d’un trait en guise de bouche, sans nez, et d’une peau beige et lisse en plastique. Horrifiée, je bouscule les robots à proximité et tente de me frayer un passage jusqu’à la porte du wagon. Ceux-ci s’écroulent simplement sur mon passage, sans réaction. Au moment où j’arrive à la porte, le train repart brusquement, manquant de me faire tomber. Une voix retentit alors dans les haut-parleurs :
« Nous repartons à présent sans encombre et arriverons à la station Port spatial d’ici cinq minutes. »

Port spatial ? Je ne connais aucune station de ce nom. J’ai peut-être mal entendu ? Ils ont sans doute voulu dire « Port royal », qui est effectivement un arrêt que je connais. Le train sort alors du tunnel dans lequel il était resté coincé jusque-là, et une vue stupéfiante s’offre à moi, grandiose et effrayante à la fois. D’immenses tours argentées se détachent dans le ciel bleu, entourées d’arbres aux feuilles luxuriantes. Des drones de toutes tailles volent dans tous les sens, tels d’énormes insectes se déplaçant en essaim. J’ignore où je suis, mais ce n’est pas la ville d’où je viens. À moins que ce ne soit pas le temps d’où je viens.

Le train finit par s’arrêter à une station, et à ce moment-là certains robots qui m’entourent commencent à se réveiller et à descendre du train. Pressée de quitter le wagon, je descends à leur suite, et commence à chercher des indices qui pourraient m’en apprendre plus sur l’endroit où je suis. Je ne reconnais pas la station. Les quais sont lisses et propres, les murs d’un blanc immaculé, et des lettres flottent dans les airs indiquant les prochains horaires du train. De nombreux robots vont et viennent sur le quai, mais je ne vois aucune trace d’être humain. Je commence à me diriger vers la sortie la plus proche, quand un robot – un peu plus sophistiqué que les autres – m’interpelle.
« Madame ! s’écrit-il d’une voix légèrement mécanique. Vous rendez-vous quelque part ? La station réservée aux humains se trouve de l’autre côté de la rue.
Je le fixe un moment, effarée, puis reprends contenance.
– Quand sommes-nous ? je lui demande.
– Nous sommes lundi, madame, non pas que vous devriez vous en soucier. Dois-je vous raccompagner à vos quartiers ? Cet endroit n’est que pour les travailleurs, voyez-vous, alors vous avez sûrement mieux à faire.
– À vrai dire, je me rendais à mon travail…
– Votre travail ? L’interrogea le robot sans changer d’expression. Haha, elle est bien bonne je dois dire, vous avez le sens de l’humour madame. Savez-vous que les humains travaillaient encore il y a 500 ans ? Incroyable n’est-ce pas ? Mais laissez-moi donc vous emmener où vous le souhaitez, Madame, vous n’avez qu’un mot à dire. »
Pas de travail… Il semblerait que je n’ai plus à me soucier de mon projet, de mes managers, ou des bugs que je dois corriger… J’ai beau me trouver dans un endroit complètement inconnu, sans savoir ce qui m’attend, je me sens soudainement plus légère, libérée…

Marion Vasseur