Découvrez le travail de notre étudiante Isabelle

Voici la consigne qui était donnée pour la rédaction de ce texte :
« rédigez une histoire qui débute dans votre quotidien et se termine par une chute totalement onirique ou fantastique ». 

 

Le bruit de la vie

La nuit, un immeuble, un appartement, une chambre… dans un coin, adossée au mur, une coiffeuse sur laquelle sont posés pinceaux, crèmes et maquillage, un miroir ovale qui diffuse une lumière blanche, et elle, assise mollement sur un petit tabouret capitonné d’un tissus gris bleuté, face au miroir, les yeux légèrement plissés, fouillant avec attention le reflet qui la regarde.

La chambre est silencieuse… Dans l’appartement, il y a la vie.

Des casseroles s’entrechoquent sous l’impulsion de Jules qui, saisi d’une inspiration euphorique de jeune cuistot, a laissé tomber Top Chef pour s’aventurer avec entrain dans la préparation d’un hachis Parmentier. En écho de ces cymbales culinaires, Antoine, guidé par le tactac régulier du métronome, soulagé d’avoir enfin troqué le clavier métallique de son ordinateur pour la douceur de l’ivoire, répète assidûment un passage difficile d’une sonate de Schubert.

Vague d’air froid, porte qui claque, bruit lourd d’un sac chargé de fatigue, bruissement d’une doudoune larguée négligemment sur le sol. Voilà, Valentine rentre de son cours d’équitation, en semant sur son passage les vestiges de sa journée. Elle balance un « hello » général puis un « putain y caille dehors ! » avant de s’engouffrer dans son antre avec la dextérité typique de cet âge où l’on ne sait que faire d’un corps qui grandit trop vite.

La chambre est silencieuse… Dans l’immeuble, il y a la vie.

Savates indolentes qui lèchent le parquet puis s’arrêtent. Le gamin du dessus cesse simultanément sa course poursuite de voitures… plus de « vroum vroum » fougueux, plus de virages impétueux, plus de sirènes grinçantes, plus de carambolages abracadabrants. Juste une voix grave, posée, quelques mots que l’on devine fermes et sans appel. Le gamin n’est pourtant pas d’accord. Fin de la trêve, cris de sioux, pieds guerriers qui martèlent le sol d’une colère orageuse à en faire trembler les murs et les tympans. En arrière-fond, dans la cage d’escaliers, élégants et discrets, des talons aiguilles émaillent une à une les marches au bois usé, la prudence veillant à freiner une ardeur qui risquerait de faire valdinguer une soirée prometteuse.

Une chasse d’eau impudique dégobille dans les tuyaux tout ce dont le corps ne veut plus, une baignoire se remplit de chaleur liquide et mousseuse… on évacue, on se ressource.

La chambre est silencieuse… Dehors, la nuit, il y a la vie.

Des pas sourds sur le gravier de la cour s’empressent de fuir le blizzard pour se réfugier dans les bras avenants d’un whisky crémeux qui saura engourdir les tracas quotidiens. Un chien aboie, une voiture klaxonne… rafale à trois coups qui décharge l’énervement d’une journée de frustrations. Prenant le relais de corneilles épuisées, une passante s’égosille à grands cris nasillards et âcres, laissant échapper de sa bouche des nuages qui n’atteindront jamais le ciel. Peut-être craint-elle que le froid ne cristallise l’onde de sa voix, ne permettant plus à ces choses si essentielles de passer la barrière du smartphone ?

La chambre est silencieuse. Dans cette chambre, adossée au mur, il y a la coiffeuse sur laquelle sont rangés des rouges à lèvres, quelques bijoux, le miroir aussi avec cette lumière froide, et puis face au miroir, elle, toujours là, immobile sur son tabouret gris.

Ses yeux ne regardent plus vraiment le reflet brouillé dont ils n’arrivent pourtant pas à se détacher. Ses mains tremblent, d’un tremblement incontrôlé et frénétique. Elle en sent la résonnance électrique dans tout son corps. Sa main droite est crispée sur la brosse en poil de sanglier. Elle ne veut pas, elle ne peut pas la lâcher.

Avec un courage hésitant, la main gauche opère un mouvement lent vers son homologue puis plonge ses doigts terrifiés dans les poils de la bête, la triturant, la fouillant pour comprendre. Sensation duveteuse dans la main gauche qui s’ouvre et lâche… La main droite, toujours tremblante, toujours fermement agrippée à la brosse, effectue une nouvelle incursion, glisse lentement sur la tête et, la main gauche, paniquée, trifouille, sent, s’ouvre et lâche. Dans une mécanique qui s’affole, l’opération est répétée une fois puis une autre. Alors son cerveau dit STOP !

La jauge de ses yeux est si pleine qu’elle ne peut plus endiguer le flux au goût salé qui dégouline sans retenue sur ses joues émaciées. Les petites gouttes perlées noircies de rimmel laissent l’empreinte de leur tristesse sur son chemiser en soie. Son nez coule. Son corps retient les secousses de ses sanglots bâillonnés.

Le silence dans la chambre devient plus dense.

Ses yeux devinent les boules brunes, sèches, dévitalisées, qui jonchent le sol. Tumbleweed, Arizona, chaleur suffocante, silence de plomb… atmosphère de l’ouest américain au temps des premiers colons. Une bataille se prépare, la tension est à son comble. Son corsage en soie maculé de larmes se soulève au rythme de son cœur qui tambourine à en éclater. Sa main droite a lâché la brosse et tâtonne son cou comme pour le dégager de griffes invisibles qui lui compriment la gorge.

Elle essuie ses larmes et scrute le miroir.

Alors du plus profond de son être surgit un cri silencieux, intense et suppliant.

« Mon Dieu mais fais que ce ne soit pas vrai. Dis-moi que tout ceci est un cauchemar, que je vais me réveiller. Je ne peux pas vivre ça. Non, pas ça ! ».

Son visage se rapproche encore un peu plus du miroir. Effaçant avec sa manche le brouillard que son souffle tiède a déposé sur la surface froide, comme pour la protéger, elle cherche cette étrangère au visage zébré de rimmel, zoome sur ses yeux, sur le petit trou noir au centre de ses yeux et, dans un élan désespéré, plonge dans ce minuscule vide, se laissant engloutir, absorber par la profondeur du néant.

Plus de chambre, plus d’appartement ni d’immeuble. Juste la nuit. Une nuit noire, d’un noir absolu, profond, sans contour, sans relief, sans bruit.

« Suis-je morte ? » 

Elle pense à la mer qui se confond avec le ciel, la nuit. Elle se dit qu’en général, on entend le clapotis des vagues, on capte l’odeur des embruns et puis il y a les étoiles aussi et la lune, cette lune blonde qui caresse le monde de son humble clarté.

Ici rien. Juste la nuit.

Elle n’a pas peur, elle n’a plus peur. Elle se sent légère, elle se sent plume, elle est Plume. Une magnifique lumière apparaît, douce, chaude, intense. Elle tend la main pour la toucher. Elle se sent irrésistiblement attirée par cette chaleur moelleuse qui inonde tout son être de tendresse.

Elle devient bébé dans les bras de sa mère, totalement abandonné, bercé dans un cœur à cœur confiant qui lui chuchote : 

« Chut ! Ça va aller. Tout va bien ».

La belle lumière devient arc-en-ciel. Plume se promène à travers ces couleurs d’une intensité et d’une beauté indicibles, se fondant dans chacune d’elle. A son passage, les sept couleurs émettent une note subtile dont les modulations vibratoires pulsent les infimes particules atomiques de son être. Ses poils duveteux s’émeuvent, frissonnent au rythme de cette musique féérique. Imprégnée de la joie vivifiante de cette harpe magique, comme portée par un souffle divin, elle s’envole, légère, dans un ciel crépusculaire d’un rouge orangé qui s’étire à l’infini. Au-dessous d’elle s’étend un champ de fleurs aux teintes chamarrées et aux formes variées qui partagent généreusement leurs parfums subtils et enchanteurs. Oiseaux qui pépient, abeilles qui butinent, papillons qui dansent, virevoltent. Toute cette nature florissante se côtoie, se mélange, s’organise en un tableau de toute beauté dépassant les aspirations les plus folles des plus grands maîtres.

La voilà à présent sur un arbre immense qui déploie en un cercle parfait ses branches torsadées et son feuillage d’un vert intense. Ses sens atteignent une acuité telle qu’elle peut voir les racines tentaculaires ancrées dans une terre riche et fertile. Elle observe émerveillée cette sève vivifiante et sucrée qui circule librement dans les moindres nervures des feuilles, de la base jusqu’à la cime. Elle se laisse traverser par cette source vive, en aspire goulument la force et l’énergie. 

Deux grandes portes d’un éclat doré s’ouvrent devant elle, l’invitant à suivre une allée d’herbe fraîche. Au bout de ce chemin, elle est accueillie par un être étrange, lumineux. Ils se parlent. Pourtant aucune bouche ne bouge, aucun mot ne sort, juste un courant qui circule entre eux… Pas un courant électrique non, c’est autre chose … oh comment dire… elle ne peut l’expliquer…. Mais elle comprend. 

A présent, elle sait. Dans le petit trou noir, il y la Vie, il y a la Source, il y a l’Amour.

Dans la chambre, Annabelle est là, un peu déboussolée. Elle inspecte ce qui l’entoure, les petits portraits au mur, les rideaux de lin, le lit, la coiffeuse. Ses mains ne tremblent plus. Sa respiration est calme. Sa gorge est libérée. 

Elle se redresse sur son tabouret, se regarde dans le miroir, un regard franc, direct.

Elle sourit devant le spectacle de cette poupée échevelée, aux yeux noircis d’avoir trop pleuré. Elle prend un coton imbibé d’eau de rose musquée pour effacer de son visage toutes traces d’un chagrin à présent envolé. Elle ouvre le tiroir de la coiffeuse, en tire un des foulards soigneusement pliés. Elle l’arrange sur sa tête clairsemée comme le lui a montré la vendeuse, dissimulant les quelques mèches rebelles. Elle retire son chemisier pour s’envelopper dans la douceur d’un cachemire. Elle pose un baume coloré sur ses lèvres.

On frappe à la porte.

« Annabelle, tu viens manger. Notre fils nous a préparé un … Oh que tu es jolie avec ce foulard ma chérie ».

Antoine s’avance vers elle, l’embrasse tendrement lui offrant la chaleur de son corps et la force protectrice de ses bras.

Isabelle Marchesini