Plume

Notre étudiant, Sébastien Eysette, a rédigé une nouvelle qui devait débuter dans son quotidien et se terminer par une chute totalement onirique ou fantastique. Vous avez des problèmes de page blanche ? Il a une solution pour vous !

Découvrez son travail :

Le puits s’était tari de jour en jour sans que je ne puisse rien y faire. Des embryons d’idées me posaient des lapins à chaque rendez-vous, le moindre concept un tant soit peu émoustillant pour mes neurones s’avérait être en fin de compte un pis-aller. Queue de chie, rien, nada : je n’arrivais plus à écrire. J’avais tellement la frousse de me rendre compte que je n’avais plus rien à dire d’intéressant que je me trouvais mille et une stratégies pour éviter de me confronter à mon clavier : sessions intensives de jeux vidéos, visionnages d’émissions de télé-réalité abrutissantes, et pour couronner le tout masturbations molles arrosées d’un déficit d’enthousiasme. Ainsi de suite, en boucle pendant des heures.

Je me détestais chaque jour un peu plus pour tout ce temps gaspillé en pure perte. Je ne voyais plus grand monde, ayant épuisé mes amis à force de refuser leurs invitations à sortir. Je ne donnais plus de nouvelles à personne et plus particulièrement à mon agent littéraire. Les jours passaient, stériles et ternes, vomissant leur vide sur mon paillasson. J’étais dans un état aussi déplorable que mon appartement, les cartons de pizzas graisseux se disputaient la place avec les cadavres de bouteilles de bière bon marché, l’évier de la cuisine étouffait de toute la vaisselle sale qu’il contenait. Des troupeaux de moutons colonisaient le dessous de mes meubles, j’étais trop fatigué pour m’en occuper quand bien même je ne foutais absolument rien.

Un matin, je pris la décision de changer mes habitudes, je ne voulais pas devenir taré et finir dans la rubrique des chiens écrasés à la section « Il mourut seul chez lui dévoré par son chat, abandonné de tous ». J’en avais ma claque de cette routine constituée d’expédients. Je quittai enfin de ma « zone de confort » en allant boire mon café au PMU du coin. Je voulais m’échapper de ma caverne d’ours mal léché en panne d’inspiration. J’écoutais les conversations cryptiques des drogués aux courses de chevaux en buvant un café trop amer et dégueulasse. L’odeur écœurante d’œuf pourri et de cigarillo diluée dans l’atmosphère me tapait sur le système. J’écoutais les conversations avinées des clients, à l’affût d’une anecdote ou d’un trait de caractère qui stimulerait mon imagination devenue paresseuse. Je notais les noms des étalons en lice aux courses de Vincennes, non pas pour parier sur eux plus tard, mais pour déguster la poésie absurde et imaginative dont leurs patronymes étaient empreints. Les parieurs misaient sur Poilu de France, Mort de rire ou Rabbi Jacob. Pauvres chevaux ! Tout un univers étrange et coloré à découvrir pensais-je. Je continuais ce manège durant une heure, moteur créatif grippé. J’étais encore plus déprimé que je ne l’étais avant d’entrer dans le bar. Je décidai de faire machine arrière et de retourner chez moi.

Devant l’immeuble, un déménagement était en cours. Une femme mince, coupe à la garçonne, chevelure filasse au blanc spectral, s’activait seule. Sa petite robe noire à bretelles fines recouvrait tant bien que mal ses membres décharnés et veineux. Elle déchargeait des cartons depuis une camionnette de location « Super U 19 euros la journée » Je m’approchai d’elle. Impossible de me souvenir à quand remontait ma dernière conversation avec une personne en chair et en os. Ma solitude était telle que j’avais développé un manque quasi animal d’interactions humaines. Je balbutiai quelques grognements dignes d’un plantigrade sortant d’hibernation qui vocaliserait avec maladresse pour se faire remarquer, tant et si bien qu’elle en fit tomber le carton qu’elle tenait dans les mains. Je m’excusai, penaud, puis ramassai la boîte et son contenu éparpillé sur le sol. Une multitude d’outils et d’instruments dont j’ignorais l’utilité reposaient à terre.

Elle se retourna avec lenteur, puis lorsqu’elle me fit enfin face, ses yeux me dévisageaient, impassibles et sereins. Je fus incapable de lui donner un âge précis. Chloé était son nom. Elle reprenait le local désaffecté situé au rez-de-chaussée de l’immeuble afin d’en faire son nouvel atelier de sculpture. Cela faisait des semaines, voire même des mois, que je ne m’étais retrouvé si proche d’une femme. Je me sentais comme un gamin pris en faute, sans savoir pourquoi. Tout ça pour dire qu’elle m’avait tapé dans l’œil quand bien même elle n’était pas vraiment mon type de femme. Cela avait peut-être à voir avec cet air d’autorité subtile qu’elle dégageait malgré elle. Elle continua de m’observer en silence. Je ne savais pas trop quoi lui raconter à part les quelques banalités d’usage.

Afin de briser la banquise qui se trouvait entre nous, je lui dis que j’étais écrivain, je crus discerner une légère hausse d’intérêt de sa part qui s’estompa aussitôt. Elle rompit ensuite la conversation en m’expliquant qu’elle avait beaucoup à faire. Un utilitaire Peugeot, gris métallisé, arriva à cet instant précis. Deux hommes d’une trentaine d’années en descendirent et demandèrent à Chloé si c’était bien ici qu’il fallait livrer la statue. Elle acquiesça. Je proposai de les aider. J’étais hypnotisé par Chloé, c’était plus fort que moi, je voulais rester à ses côtés et séjourner dans le même espace-temps qu’elle. Je n’avais surtout pas envie de rentrer et de me retrouver face aux deux parasites qui squattaient mon domicile depuis trop longtemps, mes très chers amis Mr Procrastination et Mr Vide.

Les deux livreurs ouvrirent les portes arrières du véhicule et déchargèrent le bloc de marbre dont émergeait à mi-hauteur, le buste d’une femme aux traits finement ciselés figée dans une posture de nonchalance lascive. Il nous fallut au moins une demi-heure pour la déplacer de l’intérieur de la camionnette jusque dans le local tant elle était lourde. Chloé me remercia et m’invita à venir visiter son atelier lorsqu’elle serait mieux installée. Je montai les quatre étages de mon immeuble quatre à quatre, dégoulinant de sueur et les sens en émoi. Cette rencontre imprévue m’avait revigoré et sorti pendant quelques minutes de mon cul-de-sac existentiel. Je m’assis devant mon écran tout en espérant que ça me permette de me remettre en selle. Une heure passa, puis une deuxième. J’écrivais un paragraphe avant de l’effacer dans la foulée. Puis je recommençais le même manège en boucle avant de crier d’exaspération dans le vide, consterné que j’étais par le néant abyssal de ma production.

Figé devant mon écran, mes pensées dérivant vers l’angoisse et la frustration, un bruit se fraya un passage jusqu’à mes oreilles. Quelque chose ou quelqu’un grattait le plafond. J’habitais au dernier étage de l’immeuble, le grenier de l’immeuble se trouvait juste au-dessus de mon bureau. Le bruit s’intensifia comme si un locataire défoncé à la coke s’était mis en tête de déplacer ses meubles en se jetant contre eux. Sans crier gare, le silence régna à nouveau. Je n’en fus pas rassuré pour autant. J’avais beau habiter dans cet appartement depuis plusieurs années, c’était la première fois qu’un tel phénomène se produisait. Pourvu que cela ne soit pas un rat ! pensai-je. J’espérais vraiment qu’il n’y ait pas un nid de ces saletés au-dessus de chez moi.

Ma curiosité fut toutefois plus forte que ma frayeur, de plus c’était un très bon prétexte pour ne pas travailler. Je filai dans mon débarras et récupérai mon vieil escabeau acheté dans un vide-grenier ainsi que ma lampe de poche. J’installai l’échelle sous l’ouverture qui donnait sur les combles, ouvris la trappe et me faufilai à l’intérieur. J’éclairai les alentours et commençai d’explorer cet espace inconnu. C’était un capharnaüm sans nom, des piles de vieux magazines trônaient dans les recoins aux côtés de meubles défraîchis recouverts de draps poussiéreux dont le blanc fatigué n’était plus qu’un souvenir lointain. Je repérai des crottes de rongeurs sur le sol, un frisson de dégoût me parcourut l’échine.

Le faisceau lumineux de ma torche accrocha soudain un éclat brillant dans sa ligne de mire. Je m’approchai, au pied d’une armoire normande à moitié dévêtue de son habit grisâtre je trouvai une plume argentée longue d’une vingtaine de centimètres. Je ne m’y connaissais pas du tout en piafs et autres volailles, impossible de déterminer à quelle espèce d’oiseau cette plume appartenait. Je la ramassai et me coupai avec son tranchant. L’entaille était profonde, le sang se mit aussitôt à dégouliner le long de ma main. Je m’évanouis sur-le-champ.

Lorsque je repris mes esprits, je n’avais aucune conscience du temps écoulé. Je retournai chez moi, la porte d’entrée était grande ouverte. Pourvu que je ne me sois pas fait cambrioler ! Après plusieurs vérifications, je constatai que rien n’avait été dérobé. Mon ordinateur était toujours allumé, rapide coup d’œil à l’horloge de celui-ci : j’étais resté évanoui pendant cinq heures. Le dossier contenant mon ébauche de texte était également ouvert. Mon cerveau mit un long moment avant de remarquer que quelque chose clochait. En lieu et place des cinq pages que j’avais écrites à grand-peine, j’en retrouvais une vingtaine.

Je lus l’ensemble dans la foulée. Surprise ! C’était mon style, mon histoire, le tout perfusé aux stéroïdes anabolisants. Je n’en croyais pas mes yeux, cette composition était tout ce que je rêvais d’écrire depuis toujours. J’eus beau me creuser les méninges, je ne trouvai aucune explication plausible quant à cet incident étrange. Crise de somnambulisme ? (Je serais descendu du grenier puis j’aurais écrit cinq heures dans une espèce de transe inspirée avant de retourner m’effondrer à nouveau ?) Autre possibilité : un inconnu aurait pénétré chez moi par hasard et se serait mis en tête de compléter mon texte ?

« La réalité, c’est ce qui ne disparaît pas quand on arrête d’y croire. » avait écrit Philip. K. Dick. Cet incident insolite en était la parfaite illustration. Ces mots et ces phrases existaient bel et bien, quelle qu’en fût leur origine mystérieuse. C’était tout ce qui m’importait après tout. Je sentis tout à coup une pointe de douleur dans ma main droite. J’avais complètement oublié la blessure que je m’étais infligée avec la plume. Une croûte épaisse s’était formée aux pourtours de la plaie. Je faillis m’évanouir de nouveau, le sang m’avait toujours fait cet effet. J’entrepris d’aller nettoyer la plaie à l’aide d’une bonne dose d’antiseptique. J’étais exténué, je pris une douche et partis me coucher sans traîner.

Le lendemain matin, je me réveillai à six heures du matin, plein d’une énergie nouvelle. Pour la première fois depuis des semaines j’avais réellement envie d’écrire. J’avalais un expresso en vitesse puis me mis au boulot, enthousiaste comme jamais. J’ouvris le dossier contenant mon texte. Mes doigts s’agitèrent un long moment sur mon clavier, mais rebelote, néant total, vide absolu. Je me retrouvais avec des bouts de phrase que je n’arrivais pas à imbriquer. Les métaphores étaient risibles et stupides, la prose fatiguée, le style anémique. Le peu que je réussis à composer était d’un niveau très inférieur à la production mystérieuse de la veille. J’eus envie de fracasser mon écran à grands coups de hache. Il me fallait sortir me changer les idées.

Je décidai d’aller rendre visite à Chloé, elle était en train de travailler sur les détails du visage de sa sculpture à l’aide d’un ciseau-rondelle. La radio était allumée, le concerto pour piano numéro vingt-trois de ce bon vieux Wolfgang Amadeus entamait son Adagio. Chloé ne m’avait pas encore remarqué. Et comme je ne voulais pas l’effrayer comme lors de notre première rencontre, je fis du bruit en me raclant la gorge afin d’attirer son attention. Elle s’interrompit et me regarda sans rien dire. Gêné, ne sachant trop quoi dire ou que faire, je lui lançai un bonjour timide tout en m’approchant de la statue. Celle-ci présentait par endroits, une teinte rougeâtre que je n’avais pas remarquée lorsque j’avais aidé les deux déménageurs à la déplacer dans l’atelier la veille. Elle finit par me parler :

— Bonjour, que puis-je faire pour vous ?
— Rien de spécial, je passais juste vous rendre visite. Votre travail est magnifique, les détails du visage sont stupéfiants. Qui est cette femme au juste ?
— Melpomène.
— Qui donc ?
— La muse de la tragédie dans la Grèce antique.
— J’aurais bien besoin de ce genre de créature pour m’aider en ce moment.
— Vous manquez d’inspiration ?
— C’est bien pire que ça, je me demande parfois si je n’ai pas perdu le goût d’écrire tout simplement. Tenez, hier soir il m’est arrivé la plus étrange des aventures.
— Racontez-moi.
Je lui narrai alors l’incident de la veille. Chloé m’écouta avec grande attention puis me dit d’un ton neutre :
— C’est cette histoire que vous devriez écrire.
— Vous croyez ?
— L’acte de création ne va pas de soi, vous savez ? Ce n’est pas quelque chose de naturel. Si on pouvait appuyer sur un interrupteur et que notre inspiration se mette en branle dans l’instant, ce serait presque comme gagner à la loterie à chaque coup. Heureusement pour nous l’ordre subtil des choses ne fonctionne pas de la sorte.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Ce serait trop facile et confortable.
— J’aimerais bien pouvoir invoquer mon inspiration comme je commanderais une pizza, ça me changerait la vie.— Ce n’est pas souhaitable, croyez-moi.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre.
— Il faut parfois avoir la volonté et la force de nous séparer de ce qui nous entrave, pour en retirer les bénéfices au centuple plus tard. Commencez par tuer vos mauvaises habitudes, sacrifiez une livre de chair. Lâchez du lest et partez face au vent, vers l’inconnu.
— Je ne comprends toujours pas.
— Cela viendra.
— Accepteriez-vous de prendre un verre avec moi un de ces jours ?
— Pensez-vous que ce soit une bonne idée ?

Je ne sus quoi répondre, vexé de m’être fait remballer. Je sortis de l’atelier, boule au ventre, déconcerté par les propos étranges de Chloé. Je retournai à la maison et passais l’après-midi à ne rien faire, je n’avais pas envie d’écrire. Je ne savais plus quoi faire. Épuisé et écrasé par mon inactivité, je m’endormis. De nouveaux grattements émanant du grenier me sortirent d’un sommeil poisseux dénué du moindre rêve. La tête dans le coaltar, je m’armai de ma lampe-torche et remontai au grenier. Comme une impression de déjà-vu pensais-je. Je balayai les alentours de mon faisceau lumineux et trouvai une nouvelle plume reposant sur le sol. Cette fois-ci, j’enfilai un gant de ski qui traînait sur une étagère avant de la récupérer. Je me dis que ça valait peut-être le coup de la faire examiner par un spécialiste.

Cette nuit-là, je rêvai de Melpomène. J’étais aux pieds de la statue et l’implorais de m’aider à retrouver mon inspiration, elle me regardait de la même façon que Chloé, calme et indéchiffrable. Au moment où elle fut sur le point d’ouvrir la bouche afin de me prodiguer ses conseils, je fus réveillé par la sonnerie du téléphone. C’était mon éditeur, je ne répondis pas. Je cherchai sur internet l’adresse d’une animalerie quelconque, espérant trouver quelqu’un qui puisse me dire à quelle espèce d’oiseau appartenait la plume d’argent. J’en trouvais une à quinze minutes de tramway de chez moi.

Le propriétaire du magasin, un petit gros au teint rougeaud et au souffle court, ne put vraiment m’aider. Il était spécialisé dans les chiens, les bulldogs français, plus précisément. À force de remuer un tas de paperasse et de cartes de visite froissées, il finit par mettre la main sur l’adresse mail d’un ornithologue à la retraite : le Professeur Duchamp. Je le remerciais puis rentrais à la maison en vitesse. Je pris des photos de la plume sous tous les angles possibles et imaginables à l’aide de mon smartphone puis les envoyais par e-mail au professeur en lui demandant de m’accorder les grâces de son savoir et son expertise.

Trois semaines entières passèrent avant que je n’aie enfin de ses nouvelles. Trois semaines durant lesquelles je n’écrivis pas un seul mot. Je dormais très peu, ne sortais plus de chez moi, je me faisais livrer ma nourriture et mon alcool à domicile. J’exhalais une odeur de vieille sueur et d’urine délavée dans laquelle je macérais à longueur de journée. Je me marmonnais à moi-même des phrases incomplètes au cours de conversations qui n’avaient aucune signification. L’arrivée de la réponse du Professeur dans ma boîte mail fut un grand événement dans la vie trépidante que je menais :

« Cher Monsieur, tout d’abord j’aimerais vous remercier de m’avoir contacté. Le vieil universitaire à la retraite que je suis et qui n’a plus vraiment l’occasion d’exercer ses talents vous remercie. Votre message et les photos accompagnant celui-ci furent comme un bain de jouvence dans lequel je me suis baigné longuement. Si je vous réponds de manière aussi tardive, c’est qu’après avoir longuement consulté mes archives et contacté d’anciens collègues, je ne suis toujours pas en mesure de répondre à votre question. La plume figurant sur vos photos n’appartient à aucune espèce recensée jusqu’ici. Serait-il possible que nous nous rencontrions afin que je l’examine plus en détail et que vous m’expliquiez les circonstances de sa découverte ?

Cordialement. Professeur Martin Duchamp. »

J’éclatais de rire, encore une bonne blague envoyée par la vie. Je ricanais encore et encore tout en frappant les murs avec mes poings. Mes phalanges s’écrasèrent contre le crépi dans un bruit écœurant : I hurt myself today, to see if I still feel... Cette saloperie de plume me narguait depuis l’étagère sur laquelle je l’avais déposée. Je me ruai vers l’étagère, empoignais la plume avec la volonté de la réduire en charpie. Rien n’y fit, elle semblait indestructible. Durant l’opération, je me tranchai l’intérieur de la main droite. Le sang afflua depuis ma paume et se mit à ruisseler en cascade le long de mon avant-bras. Je tombai dans les pommes, comme la première fois.

À mon réveil, j’étais recouvert d’une espèce de pellicule rougeâtre repoussante qui folâtrait avec ma crasse naturelle. Au bord de la nausée, ressemblant à un cadavre de film d’horreur, je m’appuyais contre un des fauteuils du salon. Une idée s’imposa alors dans mon esprit. Pourvu que ça marche ! Je me précipitai sur mon ordinateur. Bingo ! Mon texte avait été complété une nouvelle fois par ce sauveur providentiel et mystérieux ; il affichait une cinquantaine de pages toutes plus brillantes les unes que les autres. Je me fichais bien d’avoir une explication concernant ce phénomène, il m’importait plus que la rédaction du manuscrit soit achevée. Chose étonnante et merveilleuse : la solution s’était présentée d’elle-même. Je n’avais plus qu’à me mutiler avec la plume et mon livre s’écrirait de lui-même. J’étais tellement heureux, ma vie allait enfin changer !

Durant les trois mois qui suivirent, je me lacérais tous les jours. Mes bras ressemblaient à des champs de bataille ornés de cicatrices boursouflées en guise de tranchées. Quand je n’étais pas évanoui, je me goinfrais, dormais ou invectivais les idiots qui défilaient sur mon écran de télévision. Mon manuscrit était désormais quasiment terminé. Plus qu’un chapitre à écrire et je pourrais l’envoyer à mon éditeur. N’ayant plus aucun endroit à inciser sur mes bras, je délocalisais ma petite entreprise d’automutilation créatrice vers mes cuisses. Je découpais mon jambonneau droit avec application. Le sang finit par surgir, mais cette fois-ci je ne m’évanouis pas. La douleur, insupportable, pulsait au même tempo que le dégorgement de mon fluide vital.

Je pris un torchon sale et plein de taches qui traînait non loin et me fis un garrot de fortune. Je hurlais, des larmes transpiraient aux coins de mes yeux. Comment allais-je pouvoir terminer mon manuscrit si le processus ne fonctionnait plus ? J’étais effrayé et désemparé. Je recommençais mon rituel délirant : nouvelle entaille, sur la cuisse gauche cette fois, toujours rien. Je couinais et gémissais de douleur comme un goret à l’abattoir. Que faire ? À qui parler de tout ceci ? La seule personne en mesure de comprendre était Chloé, me dis-je. Je descendis les escaliers en trombe, emportant la plume avec moi, sans gants, une plaie de plus ou de moins ne faisait plus aucune différence, pensai-je.

Dans l’atelier de sculpture, la pénombre régnait. De la poussière de roche flottait dans l’air. Melpomène semblait me défier du regard lorsque je posai mes yeux sur elle. Chloé était à ses côtés, elle portait un kimono vermillon en soie et fumait une cigarette. Elle n’eut aucune réaction en apercevant la loque humaine dégoûtante que j’étais devenue. Ma barbe grouillait de vermine, mes bras aux blessures mal soignées et purulentes me démangeaient en permanence, je n’arrivais plus à les calmer.

Je me mis à déambuler dans l’atelier tout en éructant des phrases sans queue ni tête. Chloé m’observait, immobile et stoïque. Je me rapprochais alors de la statue, splendide, intimidante, puis me mis à pleurnicher. Chloé avait réalisé un chef-d’œuvre. La faible luminosité du lieu m’avait empêché, jusque-là, de remarquer que la teinte albâtre arborée par Melpomène trois mois auparavant, avait fait place à une coloration écarlate qui la recouvrait en totalité.

— Elle est magnifique.
— Il manque encore la touche finale.
— Je suis dans le même cas que vous, aidez-moi !
— Nous y sommes presque.
— Je ne comprends pas.
— Plus qu’une étape, la plus précieuse et la plus belle.

Je vis Chloé sourire pour la première fois tandis que j’essayais de rassembler mes idées vagabondes, un frisson me parcourut alors l’échine tant l’expression sur son visage n’était pas rassurante. Je méditais un long moment ses paroles étranges puis soudain je compris enfin. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Le tout était d’une simplicité enfantine. Mes modestes offrandes n’étaient plus suffisantes, l’écriture du dernier chapitre nécessiterait un tribut bien plus grand.

Chloé écrasa sa cigarette puis empoigna un gros marteau reclus dans un coin avant de décapiter la tête de la statue. Nous échangeâmes un regard complice avant de nous embrasser, sa peau n’avait aucune odeur. Son étreinte, en revanche, me calma. J’étais en paix : la fin à portée de plume. Je savais exactement ce qu’il me restait à faire. Je plantai alors le fil tranchant et argenté dans mon poignet gauche et me ramonai avec lenteur les chairs et les tendons jusqu’à l’os. Lorsque le sang gicla sur Melpomène dans un gargouillis atroce, je crus voir ses yeux briller un court instant. Je sombrais peu à peu dans le néant, des filets pourpres s’écoulant avec profusion des sillons ainsi creusés dans mes veines.

Je m’écroulai ensuite sur le sol, l’esprit engourdi, dérivant vers des contrées inconnues. Chloé me fit alors face avant d’enlever son kimono, elle était complètement nue. Lorsqu’elle se retourna, dévoilant au passage une plastique superbe de déesse antique, une plume d’argent perdue au milieu d’une multitude d’autres plantées dans son dos tomba sur le sol. Je rendis alors mon dernier souffle, heureux et serein, en ayant la certitude du cœur que mon œuvre serait enfin achevée.

Sébastien Eyssette