En ce temps-là, j’avais quinze ans

Étudiante chez Désir d’écrire, Stéphanie Reiff a rédigé ces savoureux souvenirs de famille en suivant la consigne lui demandant de choisir un fait de sa vie et de l’exposer comme s’il s’agissait d’un extrait de son autobiographie. Est-ce que ça vous rappelle aussi votre adolescence ? Comment est-ce que vous l’écririez si vous aviez à le faire ?

Découvrez son travail :

Six mois après que Vanessa ait appelé Joe les taxis. Nous débutions la fabuleuse année 1989, la chanteuse à seize ans et j’en ai quinze. Mes grands-parents veillent sur moi dans la maison que papi a construite. Il fait bon vivre dans cette maison sur sous-sol posée sur un terrain de deux mille mètres carrés ornés de pommiers, de cerisiers, de framboisiers et de muriers. Les roses rouges grimpent le long de l’escalier double à l’extérieur qui mène de la maison au jardin ou vers la rue. Mon grand-père a réservé le fond du jardin à la culture d’un petit potager. Il m’apprend à soigner les plants de tomates et les fraisiers. Sur la fratrie de six enfants, le petit dernier vit encore à la maison. C’est mon oncle Bernard, nous avons dix ans d’écart. Fan de Harley Davidson, mon oncle a travaillé dur et a économisé pour s’en offrir une. Il invite ses amis bikers de tous âges, à manger et à dormir à la maison et ce n’est pas seulement des Français, mais également des Italiens et des Allemands qui dînent dans le jardin les soirs d’été autour du barbecue et du feu de camp. Ma grand-mère les cantonne dans le petit salon-dortoir aménagé au sous-sol derrière le garage et interdit à son fils de me mêler à leurs fêtes.

Je suis scolarisée à dix kilomètres du village, dans le collège religieux de Pont-à-Mousson : Notre Dame. Mes meilleures amies sont Astrid et Nathalie. Comme toutes les adolescentes, je cache mon corps sous de grands tee-shirt ou pull sans forme et j’enfile des jeans moulants qui me coupent la respiration. Certaines filles, à l’époque, prenaient un bain avec leur jeans pour le resserrer davantage. À chaque fermeture de pantalon, je me jure de ne plus avaler un seul Raider « deux doigts coupent faim » de ma vie. Les fameux biscuits nappés de chocolat font encore des victimes sous le nom de : Twix !

Aujourd’hui, nous sommes vendredi et demain mon oncle revient d’Allemagne avec ses potes. Il a organisé un barbecue géant pour l’achat de sa nouvelle Harley. La bière va couler à flots dans le jardin. Heureusement, le premier voisin assez éloigné sinon nous aurions des ennuis. Les Allemands ont tendance à se transformer en Vikings chantant aux alentours de minuit.

Mon grand-père qui est un bricoleur hors pair m’a construit une petite cabane au fond du jardin, juste au-dessus de l’abri au toit plat adossé à un chêne centenaire. Mamie a râlé, mais papi s’est éclaté. Il a tout fait en matériaux de récupération avec des palettes. Tel un ingénieur, il a installé des poutres au sol pour y poser l’abri de jardin au-dessus des racines de l’arbre. Puis il a aplani le toit et construit ma cabane en s’adaptant au chêne dont une énorme branche la traverse. C’est hyper solide. Même la tempête de 1999 n’a pas eu sa peau ! En entrant dans mon refuge, se trouve à droite un canapé avec la banquette arrière en cuir d’une vieille voiture. Papi a élaboré un système afin que je puisse ouvrir le toit et observer les étoiles à travers les feuilles tout en restant couchée sur mon canapé. J’ai une petite table et deux chaises et pour moi c’est le grand luxe. J’y ai ramené quelques livres. Ma cabane est accessible uniquement à l’aide d’une corde à nœuds et que je retire une fois que j’ai grimpé. J’aime sentir les effluves fleuris du jardin qui changent chaque heure de la journée. Tôt le matin, la rosée saupoudre la pelouse, l’écorce du chêne semble respirer. À midi, des petits oiseaux piaillent tout en piquant les graines que j’ai déposées dans les abris en bois que papi a amoureusement construits. Le soir, les insectes nocturnes s’éveillent, parfois un hérisson vient dîner des limaces du potager. Je sais qu’il est là lorsque mon chien fait le tour du grillage en pleurant. Papi a placé un tuyau sous le grillage pour que la petite bête puisse passer sans que les chats en fassent autant.

De ma cabane, j’observe mon oncle, affalé sur sa chaise de jardin. Il rit beaucoup, une bière à la main. Il change de fiancé chaque week-end. Chacun dévore des chipolatas et des saucisses blanches additionnées de moutarde forte de Dijon. J’ai aidé mamie à cuisiner les salades de pommes de terre et de carottes. Ce soir d’été s’annonce magnifique, c’est la nuit des étoiles. Papi m’a autorisé à dormir dans ma cabane pour admirer le ciel. Rex, mon berger allemand, dormira sur sa couverture, juste en dessous, dans l’abri de jardin. J’ai préparé mon petit panier avec de l’eau, un paquet de langues de chat et de la confiture de fraise cuisinée amoureusement par mamie. Je n’oublie pas mon baladeur audio et quelques cassettes. Après dîner, je traverse le jardin en empruntant l’allée en béton construit par papi. Je porte mon papier à bout de bras et la couverture de Rex qui me suit en se demandant où je déménage son lit. Certains amis de mon oncle m’invitent à leur rassemblement lorsqu’ils me voient passer. Je rougis certainement, mais je ne m’arrête pas pour autant. Je fonce vers mon but sans leur jeter un regard. J’ai déjà installé mon duvet dans ma cabane cet après-midi en rentrant du collège.

Je suis dans ma cabane depuis quelques minutes, j’ai tracté mon petit panier que j’avais accroché à une corde et je me vautre sur ma banquette. J’entends mon chien qui pleure en bas.

— Je ne peux pas te grimper ici mon grand, tu n’es plus un bébé.

J’ouvre la trappe que papi a faite dans le plancher entre l’abri de jardin et mon perchoir.

— Rex ! Viens là ! Je t’ai installé ta couverture.

Le berger allemand entre dans l’abri, lève la tête puis se couche en soupirant. Le fait de me voir en levant la tête doit le rassurer, même s’il n’est pas content. La digestion fait son œuvre et je m’endors. Les chants des Germains imbibés de houblon me réveillent en sursaut. Je me tourne sur ma couche et je regarde mon chien dormir en bas impassible. Soudain, une ombre obscurcit la porte et je fais un bond. Je m’assois. Un homme entre dans l’abri, je ne vois que son ombre qui se dessine. Il a un marteau à la main. Je panique, je ferme la trappe ? La peur me paralyse. Puis la lumière de l’abri éclaire le visage de mon grand-père, qui me tend un marteau en me disant :

— Tiens ! On sait jamais !

— Papiiiiii ! Tu m’as fait peur ! Je comprends mieux pourquoi Rex n’a pas bougé !

— Désolé. Prends ça.

Papi me tend l’arme sommaire pas la lucarne, puis part. Je mets quelques minutes à me calmer. Je décide d’ouvrir la trappe du toit pour observer la Voie lactée. J’entends Rex qui grogne.

— Chut mon beau, tranquille…

Je me retourne, je regarde en bas. Un homme est agenouillé et caresse mon compagnon à poils qui reste immobile et fixe l’homme qui le caresse.

— Papi ?

— Excusez-moi mademoiselle, me dit un Allemand dans un mauvais français.

Je reste figée. Il est grand, barbu. Il doit avoir l’âge du frère aîné de ma mère, il porte une chemise noire ouverte sur un tee-shirt noir décoré d’un soleil couchant sur une plage, une longue jupe rouge rayée de vert et des santiags. J’ai déjà entendu parler de lui. Les amis de mon oncle l’appellent l’Écossais. La tension monte. Je ne quitte pas du regard cet étranger. Le manque de naturel de ma réaction fait que Rex ressent ma peur. Il se dresse sur ses pattes et aboie violemment, le poil hérissé d’une crête, il grogne les crocs retroussés. L’homme prend peur et recule. Les aboiements du chien alertent mon oncle qui arrive en courant. Il gueule en allemand et commence à s’engueuler avec « Karl » d’après ce que je comprends. Le Germain s’éloigne et mon oncle entre dans l’abri. Son look de l’époque me fait sourire aujourd’hui. Moustachu, portant de longs cheveux brun. Il aime son tee-shirt délavé décoré d’une scène de western, son jeans et sa ceinture à boucle sur de grosses chaussures noirs. Son physique de bodybuilder impressionne et le charme de ses grands yeux noisette fonctionne sur toutes les midinettes.

— Et la grande ! ça va ?

Je réponds un « oui » timide.

— Tu as eu peur ? Tu sais Karl, c’est pas un dangereux. En Allemagne, il est médecin. C’est pas un pédo ! Il a trois grandes filles de ton âge.

Je n’ai pas compris immédiatement ce qu’il voulait dire par « pédo » et je me suis bien gardée de le demander à mamie ! Elle m’aurait certainement interdit de dormir dans ma cabane !

— Ferme la trappe. Rex ne bouge pas ! Bon chien ! Lui dit mon oncle en lui frottant la tête.

Cette nuit restera à jamais gravée en moi. Je me souviens des étoiles filantes. Je me suis endormie emmaillotée dans mon sac de couchage. Je me souviens avoir eu un peu froid, avoir pensé descendre pour me blottir contre mon chien. Quelques insectes volants m’ont pris pour un buffet et le vieux chêne a caressé ma joue en laissant tomber l’une de ses feuilles.

Au petit matin, des rires me tirèrent de ma léthargie. Quelques hommes ramassent des bières traînant dans la pelouse, supervisés par papi qui veille à ce que son jardin lui soit rendu dans son état d’origine. Mon oncle distribue les croissants fraîchement sortis du four de la cuisine et sert le café. Six de ses copains sont installés autour de la table ronde en béton blanc que son père a érigée au milieu de quatre bancs. Grand-mère préfère éviter ces assises aux aspérités sans pitié pour la peau de ses mollets blancs. Lorsqu’elle s’assoit dans le jardin, c’est sur une confortable chaise de jardin aux fleurs orange donc le pied se relève.

La cloche de l’église au loin fait sonner le battant contre la robe de sa cloche. Je compte les coups donnés. Il est huit heures. Mamie doit être en train de servir le café dans la cuisine et va bientôt appeler papi et moi par la fenêtre. Rex trépignera aux pieds de ma cabane, car chaque matin, mamie lui offre un sucre. Je descends, je traverse le jardin vers la maison à moitié endormie. J’embrasse la joue moustachue de mon oncle qui pue les effluves de la nuit. Karl me salue en allemand. Il porte son éternel kilt dont sortent ses jambes poilues.

Lorsque je rejoins la cuisine, la silhouette ronde de mamie se profile de dos dans sa chemise de nuit rose pâle, assise sur sa chaise, la joue toute rosie par sa toilette. Elle sent le jasmin. Je l’embrasse en disant « bonjour ». Je m’assois sur le banc d’angle en bois à dossier tapissé de fleurs violettes. La radio diffuse le tube de Jean-Jacques Goldman, Elle a fait un bébé toute seule. Je me relève rapidement, j’ouvre le coffre de l’assise et je prends trois serviettes que je pose sur la table.

— Tu as bien dormi dans ta cabane ? Ça n’a pas l’air. Tu as été attaqué par les moustiques !

Rex s’assoit sagement à la droite de mamie et attend sa caresse et son sucre.

— Bonjour mon grand. Va chercher le journal ! Allez !

Le canidé fonce remplir sa mission en direction du tube dans lequel a été glissé le sésame par la marchande de journaux. J’aime particulièrement l’été chez mamie parce que tout est ouvert et les arômes du jardin embaument chaque pièce de la maison. La sonnette de l’entrée.

— Cela doit être l’infirmière, dit mamie

L’infirmière vient soigner une vilaine plaie que papi s’est faite au pouce en utilisant la scie circulaire. La femme, d’une quarantaine d’années, entre, salue tout le monde et suit mon grand-père à la salle de bain, histoire de ne pas nous mettre l’estomac à l’envers dès le petit-déjeuner. J’ai vu la plaie, la coupure montre une coupe franche du doigt qui apparaît tel un tronc coupé avec ses anneaux concentriques sauf que là ils sont blancs et rouges. C’est dégueu ! J’avale rapidement mon bol de lait au chocolat et je fonce enfiler mon short de sport et un tee-shirt pour aller courir. J’ai décrété cela depuis deux semaines. Je dois perdre du poids avant la rentrée. Je retourne à la cuisine rapidement pour prévenir mamie que je pars. L’infirmière boit un café. Elle lève la tête quand je rentre dans la pièce. Mamie lui annonce, très fière, que je veux faire mon droit à Nancy. L’infirmière me fixe et dit comme à elle-même :

— Décidément, il y en a qui ont tout.

Cette phrase est restée depuis dans un coin de ma tête sans que je comprenne pourquoi elle m’était adressée. Bref, très inspirée par Surya Bonali, au physique taillé dans le granit. Lorsque je sors de la maison en direction des chemins de cailloux blancs, quelques motards sortent leur engin du garage et descendent la rue en roue libre afin de ne pas déranger mamie avec leurs pétarades. Eh oui ! Venir chez Georgette c’est un privilège ! Ses bons petits plats, son sourire, son savoir-faire d’herboriste ont attiré chez elle de nombreux voyageurs motorisés tout d’abord amenés par mon oncle. Ensuite, certains bons hommes de passage dont nous étions familiers venaient passer une nuit ou deux. Mon oncle avait vissé au mur une grosse boîte en fer noir et rouge qui était une ancienne boîte à cookies. Chacun y versait de l’argent qui servait à payer l’eau, le chauffage en hiver et les repas. Chacun donnait ce qu’il voulait ou rendait service à papi en rentrant les stères de bois avant l’hiver ou en effectuant des travaux de plomberies ou de couvertures sur le toit pour ceux qui étaient un peu fauchés. Mamie râlait parfois, car nombreux étaient ceux qui lui apportaient des cadeaux, des fleurs ou des chocolats. Mon oncle a toujours été très proche de sa mère, c’était son petit dernier. Et, quelles que soient les bêtises qu’il pouvait faire, elle le soutenait. À quinze ans, il était à la tête d’une bande de copains, ils ont kidnappé tous les nains de jardin du village pour les placer chez la voisine qui en avait une peur bleue. La pauvre Blanche ! Lorsqu’elle a ouvert ses volets et découvert tous ces petits visages immobiles la fixant, elle avait hurlé, refermé ses volets et fait venir les gendarmes en envoyant son fils de huit ans. Je suis certaine que mon oncle en rit encore.

Bernard était pour moi l’image même du rebelle. Il travaillait comme conducteur d’engins dans la carrière câblière du village. Une fois il a même plongé dans les eaux glacées de la Moselle pour sauver un homme qui venait d’y tomber avec sa voiture. Il partait pour des virées en moto dès qu’il avait un congé. Il m’emmenait dans des concerts de rock chez Paulette célèbre scène du département. Il se bagarrait parfois. Je me souviens du samedi matin où il est rentré alors qu’il avait fêté la naissance de la petite fille de l’un de ses amis. Mamie a poussé un petit cri en voyant son beau visage boursouflé et bleu de coups. Il nous raconta qu’ils étaient quatre à boire un verre tranquillement dans un bar. Puis ils sont sortis éméchés et se sont payé la tête d’un type qui réparait sa voiture sur le trottoir. Apparemment le mec l’a mal pris, il a appelé ses copains et ça a terminé en bataille rangée à trois contre dix, le quatrième ayant eu le temps de se réfugier dans la voiture.

À cette époque, j’ai la tête dans les nuages, j’écris et je lis beaucoup. Papi a une bibliothèque fournie. Je lis Madame Bovary, Le Rouge et le Noir, les Fleurs du mal. J’attire les garçons sans m’en rendre compte. Ma grand-mère voit les regards masculins qui me sont lancés lorsque je traverse le marché avec elle, le samedi matin. Un soir, alors que je vais promener mon berger allemand, elle ordonne à mon grand-père de me suivre. Elle vérifie que je ne rencontre pas un galant. Je l’ai su immédiatement puisque le chien a repéré mon grand-père planqué derrière un arbre à trois cents mètres de distance. La honte pour lui lorsque le chien s’est éloigné en courant pour le débusquer. Ce n’était pas la première fois que ce chien détruisait l’orgueil de mon grand-père. Un samedi après-midi, j’étais partie à l’anniversaire d’une amie dans le village, papi vint me chercher avec Rex qu’il tenait en laisse. C’est une laisse qui se déroule et s’enroule au fur et à mesure que le chien s’éloigne, ou se rapproche. Mon grand-père laisse le chien se précipiter vers moi, le canidé prend de la vitesse, galopant vers moi. Papi n’a pas le réflexe de lâcher la laisse. Le molosse de cinquante kilos le traîne sur plusieurs mètres et lui casse trois côtes.

J’adorais ce chien et il m’aimait. Il était toujours présent pour me consoler quand mon oncle me chahutait et que je pleurais à chaudes larmes, assise sur les dernières marches de l’escalier menant à la cave, le front contre les genoux. Mon brave « Rex de la forêt noire » réclamait des caresses en imposant sa tête sous mes bras et en posant sa truffe noire humide sur ma joue. Au sous-sol, j’avais aménagé l’ancien abri à charbon pour lui. J’avais tout nettoyé puis peint en blanc, je lui avais installé un panier confortable. Juste à côté du poêle à bois qui chauffait la pièce où était également installé l’établi de mon grand-père. J’aimais écouter le bois et les pommes de pin crépiter dégageant une douce odeur de forêt. De l’autre côté du mur, la salle de musique dans laquelle mon grand-père donnait des cours de violons et de piano.

Cette époque fête le temps de la mini-jupe, mais je ne porte que des jeans. Le fluo fait son show, je porte du blanc et du noir. Mamie m’achète les mêmes dessous qu’elle. Des soutiens-gorges Playtex. Encore aujourd’hui, le modèle existe toujours ! J’ai réussi à obtenir le modèle en blanc et évité de justesse la couleur chair, moitié beige/orangée. Pas question que je porte des talons, c’est bottines plates. Je n’ai pas l’âge dit Mamie.

Chaque soir, après le repas, mamie fait la vaisselle et je l’essuie. Elle va au salon s’asseoir dans son fauteuil à l’assise grise décorée d’immenses fleurs rouges et orangées. Je m’allonge dans la banquette assortie. Je retourne le grand coussin rectangulaire noir qui a une face en velours râpeuse thermocollée d’une tour Eiffel. Je regarde mamie qui a posé difficilement ces cent kilos au font du fauteuil. Ces bras potelés sortent de sa blouse à fines rayures bleues. Ses cheveux mi-longs, gris clair, ont été permanentés. Cela lui fait une petite couronne de boucles grises autour de la tête. Quand j’y réfléchis, mamie n’a jamais eu de moustache. Elle était très coquette et utilisait de la crème Barbara Gould pour s’hydrater le visage.

Chaque soir, nous regardions le journal de vingt heures de PPDA et la série Côte Ouest. Grand-mère lançait des invectives à la belle Kelly, jouée par Robin Wright. Je riais en rappelant à mamie que c’était une actrice.

Je vois encore le napperon blanc posé sur le téléviseur à l’habillage en bois verni brun. C’était d’un chiant lorsqu’il fallait faire la poussière ! Mamie n’avait que peu de bibelots. La décoration se limitait à quelques fleurs fraîches du jardin placées dans un vase en baccarat au pied carré s’élevant en forme de fleur. J’aimais particulièrement la saison où les bouquets de lilas violet embaumaient la maison. La moquette en dalles beige et brunes du salon était toujours impeccable et il était interdit d’entrer en chaussures dans le salon.

Certains week-ends d’été ma grand-mère et sa fille aînée, Françoise, organisaient une sortie en forêt vosgienne à une heure de route. Nous allions cueillir les brimbelles au Lispach et acheter du munster Le Crémeux « ni trop jeune, ni trop vieux » nous disait la vieille vendeuse. Nous passions la journée à goûter aux plaisirs simples de manger des myrtilles fraîches et partager un pique-nique au bord d’un ruisseau aux eaux glacées surplombé par un petit pont de bois. Nous mangions les râpés de pommes de terre de mamie froids ou réchauffés au soleil dans nos gamelles. Je garde un souvenir mémorable du passage des cols dans la deudeuche de ma tante qui nous encourageait à donner de l’élan à la voiture en nous penchant par saccades vers l’avant. Nous montions au ralenti, nos fous rires couvrant les cris du moteur souffreteux. Ma tante s’était mariée à dix-sept ans avec un homme très aisé installé à Marseille. Maintenant que j’y réfléchis, je ne me souviens pas l’avoir rencontré. Ma tante avait l’art et la manière de faire tourner les têtes et traitait les hommes un peu comme des chiens, montrant ses atours sans jamais se livrer.

La vie est un long fleuve tranquille et Tatie Danielle, ne rencontre pas Harry et Sally. Jean-Marc Barre dans son Grand bleu fait tourner les têtes et Robin Williams donne les larmes aux yeux aux spectateurs dans son Cercle des poètes disparus. Ma préférence va tout de même à Tom Selleck entouré de ses deux dobermans.

Mon oncle fait vibrer de son rire franc les pampilles du lustre de la salle à manger. Je porte un pull blanc rayé bleu, pas dans la bonne largeur, ce qui alourdit ma silhouette. Tous les adolescents devraient avoir un conseiller de mode attitré commis d’office ! Lorsque je regarde les photos, je me liquéfie devant les horreurs que j’ai pu porter. J’écoute Madonna, mais je ne copie pas son look comme beaucoup. Like a prayer est un succès mondial pendant que son clip fait scandale lorsqu’elle embrasse un Jésus noir.

Je regarde certaines émissions avec mamie. J’aime particulièrement Eddy Mitchel et sa Dernière séance. Je découvre Élisabeth Taylor jouant dans Une chatte sur un toit brûlant. J’aime le jeu désuet de ces acteurs dont chaque scène est orchestrée comme une photo. La télévision rythme nos journées. Jamais le matin, c’est courses, ménages et cuisine. Le midi après le dessert : c’est le journal de 13 h sur TF1 avec Jean-Pierre Pernaut et le week-end Bruno Masure. Beaucoup d’images du journal télévisées sont restées gravées en moi cette année-là : le naufrage de l’Exxon Valdez au large du Canada déversant son pétrole et provoquant une catastrophe écologique. La frêle silhouette de l’étudiant chinois qui fait face à un char d’assaut sur la place Tien’anmen de Pékin. La chute du mur de Berlin début novembre, et les larmes de mon grand-père qui va retrouver ses amis allemands qu’il a connus dans les camps de travailleurs en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale. Et enfin l’exécution du dictateur Ceausescu et sa femme Elena.

L’après-midi, mamie fait des mots croisés et papi des mots fléchés. Nous étendons la lessive dans le jardin lorsqu’il fait beau. Nous ramassons des cornichons que mamie nettoie en les frottant, puis les plonge dans le vinaigre d’un grand bocal. Nous récoltons également haricots verts, fraises, framboises et pommes. Je chantonne les Valses de vienne de François Feldmann ou Another day in paradise de Phil Collins.

Mon oncle porte son éternel blouson en cuir et il se fait tatouer. Les bras puis le dos et enfin il se rase le crâne qu’il recouvre d’un ultime tatouage. Il a pour projet d’aller vivre au Canada. Un dimanche matin de septembre, il échappe de peu à la mort en tombant de sa moto et en se frappant violemment la tête au bord du trottoir. Quinze ans après, à quelques mètres de là, il fait un malaise se rattrape à la poignée de l’accélérateur de sa moto et se fracture la nuque en tombant. Je suis étudiante, la radio me réveille en annonçant qu’un motard est décédé dans la commune où vivent mes grands-parents. Je décroche le téléphone et j’apprends que c’est lui. Il est mort. Ma grand-mère hospitalisée est anéantie. À la sortie de l’église, une haie de Harley Davidson l’attend. Ils accompagnent son cercueil durant trente kilomètres là où il sera incinéré. Les motos encadrent le corbillard sur l’autoroute, le cortège arrêté toutes les voitures sur leur passage. C’est une haie d’honneur, un hommage à leur ami et à mon oncle bien-aimé. Je me souviens de la nuit qui a suivi l’annonce de sa mort. J’ai ressenti sa main sur ma cuisse gauche, il était là pour me consoler. J’avais perdu une partie de moi-même. Il m’a appris en vivant qu’il fallait profiter de la vie, vive ses rêves maintenant sans attendre, car nous ignorons de quoi demain est fait.

Stéphanie Reiff