Accoucher au milieu des iules

Notre étudiante Chantal Beckers a profité de l’un des travaux demandés pendant la formation pour proposer à son conseiller en écriture un extrait de son œuvre en cours.

Pawa, Haut-Uélé, Nord-Est du Zaïre
avril 1982

– Regarde, quel drôle d’insecte !
Jonathan avait stoppé net sa course et s’était accroupi dans le sentier poussiéreux. Ses longues boucles blondes encadraient son visage de chérubin concentré sur sa découverte.
– Ce n’est pas un insecte, mais un mille-pattes, intervint le père Giano.
Le jeune missionnaire mit un genou à terre pour se retrouver au niveau du bambin.
– Ce sont des iules. Observe bien : elles ont deux paires de pattes à chaque anneau. Plus elles ont d’anneaux, plus elles sont vieilles.
Giano s’adressait avec sérieux à l’enfant qui avait alors deux ans et deux mois. Le petit accordait toute son attention à cet adulte qui lui expliquait toujours patiemment le monde alentour en termes simples.
Au contact de la brindille agitée par le gamin, l’iule se roula en boule. Jonathan eut un mouvement de recul étonné, un peu apeuré. Giano rit :
– Elle fait ça pour se protéger. Si tu la laisses tranquille, elle croira que le danger est écarté et elle va reprendre sa route, droit devant elle.
– Tout droit ?
– Quand les iules rencontrent un obstacle, elles essaient de l’escalader et si ce n’est pas possible, elles le contournent. Elles reprennent ensuite leur chemin… J’espère que ta maison ne sera pas sur leur chemin, sinon…

Le père Giano n’exprima pas à Jonathan sa crainte qui se révéla cependant fondée. Les iules observées ce jour-là n’étaient que les éclaireuses. Petit à petit, au fil des jours, leurs congénères arrivèrent par dizaines, puis par centaines. Peu de temps après, c’est par milliers qu’elles se déplaçaient. Quand leur errance les entraînait sur un chemin, elles l’envahissaient complètement. Les passants faisaient un détour pour les éviter, ou alors marchaient dessus le plus rapidement possible pour dépasser le flot. Les Land-Rover et les camions roulaient sur elles sans interrompre ces vagues continues et grouillantes. Ils laissaient derrière eux une double ornière de carapaces écrasées brillant comme de l’anthracite.

Notre maison se trouvait sur leur chemin.

La première fois que je vis ces affreuses bêtes envahir notre allée, monter à l’assaut du perron, ramper sur la barza, tenter l’escalade des murs, s’introduire dans l’intimité de la maison par tous les interstices, ramper le long des murs, un sentiment de répulsion m’envahit.
– Faites quelque chose, bon sang !
– Il n’y a rien à faire, madame. Il faut attendre qu’elles passent…

Fustigeant intérieurement le manque d’initiative du personnel, je saisis le balai que le lavadeur maniait avec trop peu de conviction à mon goût, bien décidée à lui montrer comment procéder. Ces iules téméraires qui grimpaient à l’assaut des murs vers le rebord des fenêtres, je les fis tomber et d’un pied rageur, j’entrepris d’écraser ces mille-pattes acharnés.
– Non, madame, il ne faut pas les écraser !
L’avertissement arrivait trop tard. La violente odeur acide du liquide orangé qui avait jailli des repoussantes carcasses écrasées suffit à me convaincre qu’il valait mieux préférer un coup de balai pour les éloigner de chez moi.
– Ne les touchez surtout pas ! La couleur part difficilement et ça risque de faire mal, longtemps….
Si la peau entre en contact avec ce liquide jaune orangé, il faut bien une semaine pour s’en débarrasser et je pourrais m’estimer contente si ces sécrétions n’avaient pas provoqué de réactions allergiques.
Je me sentis bien stupide d’avoir joué à la donneuse de leçon.
– Excusez ma réaction, je ne savais pas.
Le lavadeur se contenta de rire.
– C’est la nuit que c’est pénible, intervint Apomucène, le mpishi , venu aux nouvelles. Les iules nous réveillent en tombant sur le lit. On les jette par terre, et on les balaie au-dehors. On va pas dormir beaucoup !
Sa petite maison située au fond du jardin, en contrebas, allait bien plus souffrir du passage des importunes que la nôtre, bâtie sur pilotis.

– Bon, on doit se résigner à leur présence, mais on ne va quand même pas se laisser faire ainsi ! décrétai-je.
La résistance s’organisa en considérant la priorité numéro un : les empêcher d’entrer dans la maison.
– Aux fenêtres, les moustiquaires devraient suffire, mais c’est le moment de vérifier que les cadres de bois s’emboîtent bien dans les châssis.
Une rapide inspection permit de détecter quelques déchirures que je m’empressai de réparer.
– Et on va clouer des cartons au bas des portes.
L’espace sous les portes, souvent de quelques millimètres, voire de quelques centimètres, était apprécié jusqu’alors pour la fraîcheur apportée dans la maison. Il devint le lieu à boucher par des cartons solides. Rapidement détériorés par les frottements successifs, ils durent être changés de façon régulière.

Début avril 1992 donc, pour notre plus grand désagrément, notre maison se trouvait sur le chemin des iules.
Moustiquaires bien ajustées, portes calfeutrées, balais à portée de main, nous tenions le siège depuis de nombreux jours, dans une chaleur que ma grossesse de trente-sept semaines rendait encore plus difficile à supporter.
Nous nous étions résignés à voir passer quelques iules qui profitaient de l’ouverture pourtant rapide d’une porte pour se faufiler. Nous les laissions trouver seules la direction de la porte de derrière non barricadée, elle, puisque les iules ne font jamais marche arrière.

Vincent, mon mari, était parti pour sa dernière supervision en brousse. Son emploi du temps était bien programmé : à son retour, il resterait une bonne quinzaine de jours avant la date prévue pour l’accouchement, début mai. Nous nous réjouissions tous les deux qu’il puisse m’assister pour mettre au monde notre enfant, ce qui n’avait pas été possible en Belgique pour Jonathan.

Un petit château d’eau artisanal assurait le ravitaillement en eau de la concession des médecins et nous permettait chaque jour de remplir quelques fûts de réserve. Cependant, la modération était de mise : la saison sèche avait asséché les nappes aquifères.
Nous aspirions tous aux pluies rafraîchissantes et vivifiantes. En ce début de saison des pluies, les orages se faisaient violents, accompagnés de pluies torrentielles. L’atmosphère était lourde, les journées torrides et les nuits à peine plus fraîches. Le flot des iules commençait à diminuer.

La petite piscine gonflable de Jonathan, d’un mètre de diamètre, reposait vide sur la barza. Il eut été indécent de la remplir en utilisant l’eau en provenance du château d’eau. Par rapport à la population locale, nous jouissions déjà d’un statut particulier et d’un très grand confort. Nous ne voulions pas exagérer avec l’eau pompée dans le sol. Par contre, rien ne s’opposait à ce que nous récoltions l’eau tombée du ciel.

Au début de la nuit du 5 avril, un violent orage éclata. Le ciel se déversait en trombes. Malgré le vacarme, Jonathan dormait paisiblement. Je sortis sur la barza pour admirer le ciel déchaîné. Je m’imprégnais de l’énergie des éclairs déchirant le noir de la nuit. L’eau ruisselait sur les toits, envahissait les gouttières et débordait. À l’intersection de deux gouttières, dans un angle intérieur, l’eau jaillissait comme un petit torrent, éclaboussant le sol de ciment de la barza. Toute cette eau perdue… Elle aurait été bien utile pour remplir la piscine de Jonathan, et personne ne pourrait me reprocher d’utiliser un bien commun. Cette eau était providentielle.
Sans réfléchir plus longtemps, je saisis dans la cuisine deux seaux métalliques d’une trentaine de litres, destinés au ménage. Le premier seau glissé juste sous la cascade d’eau se remplit à toute vitesse et je le remplaçais par le deuxième seau quand la sentinelle, attirée par les mouvements et le bruit, vint m’aider de mauvaise grâce. Qu’est-ce que ces blancs avaient de nouveau inventé ? Ce zamu était petit et malingre et je l’encourageai en faisant ma part. Il parlait mal le français, je parlais mal le kibudu. Je l’entendais grogner dans sa barbe contre cette corvée inutile. Et dangereuse en plus au stade avancé de ma grossesse !
– La piscine fera tellement plaisir à Jonathan, plaidais-je, en priant intérieurement pour qu’il n’ait pas raison.

Deux heures après, vers vingt-trois heures, un sentiment d’urgence indicible me réveilla. La poche des eaux s’était rompue.
D’un seul coup, la prise de conscience de la folie de mon entreprise du début de la nuit me heurta de plein fouet : cet effort physique violent avait provoqué l’accouchement ! Vincent était loin. J’étais seule avec Jonathan et le zamu. Le cuisinier dormait avec sa famille dans la petite maison au fond de la propriété.
Je tâtonnai pour trouver la lampe de poche déposée sur la table de nuit, j’allumai une bougie mais j’étais trop énervée pour réussir à allumer la lampe à pétrole Aladdin. Je me contentai de la lampe tempête.
Il fallait calmer l’affolement qui me gagnait, respirer profondément, me ressaisir, m’organiser.
Premièrement, trouver des serviettes hygiéniques. Ensuite, écrire un mot à Roger, le confrère de Vincent, et le confier au zamu. J’eus du mal à trouver du papier et je m’y repris plusieurs fois pour écrire.
Je réveillai la sentinelle :
– Va porter ça au docteur Roger.
– Mais il est onze heures déjà, le docteur dort…
La perspective de circuler sur les chemins détrempés dans la nuit noire à peine rompue par la faible lueur de sa lampe de poche ne le séduisait guère.
– Va porter ce mot à son zamu et veille à ce que le docteur se réveille et le lise. Le bébé arrive !
Il eut la bonne idée de s’éclipser sans un mot, même si son regard était éloquent : « Je te l’avais bien dit ! »

Il lui faudrait bien dix minutes pour atteindre la maison de Roger, encore probablement dix minutes de palabre avec la sentinelle pour la convaincre de réveiller le docteur. Et encore dix minutes pour que Roger s’habille et prenne les dispositions nécessaires.

Je tournais en rond, le cœur battant à tout rompre.
À peine avais-je vu la lumière de la lampe de poche du zamu engloutie par la nuit que je voulus le rappeler : j’avais fait une faute de français ! Je passai tout le reste de l’attente à me fustiger pour cette erreur. Si Roger pouvait être indulgent, sa femme, Anne, allait certainement la remarquer quand elle la découvrirait et elle ne manquerait pas de s’en servir pour se moquer de moi.
« Roger, j’ai perdu la poche des eaux. Peux-tu venir ? »
« J’ai perdu les eaux » ou « La poche des eaux s’est rompue », mais comment avais-je pu écrire ce mélange incongru « J’ai perdu la poche des eaux » ?!

Deux ou trois iules avaient profité de l’ouverture de la porte pour s’introduire dans la maison faiblement éclairée. De leur démarche silencieuse et furtive, elles commencèrent à longer les murs, l’une d’entre elles vers ma chambre. Je n’allais quand même pas accoucher au milieu des iules ! Jamais je n’oserais en parler à la famille en Belgique.

Dans la réserve, je trouvai les rouleaux de grands sacs poubelles gris, des sacs que nous n’utilisions jamais puisqu’il n’y avait pas de service de voirie. Nous jetions tous nos déchets dans un grand trou au fond de la concession.
Je découpai deux grands sacs et recouvris le matelas de cette alèze improvisée sur laquelle je replaçai les draps. Il me semblait très important de protéger le matelas.
Jonathan dormait calmement dans sa petite chambre de l’autre côté du living, c’était déjà un soulagement. Que faisait Roger ?
Le temps s’écoulait infiniment long, ma solitude était palpable dans le grand silence et la fraîcheur relative qui avaient succédé au fracas et à la touffeur de l’orage. Quand Roger allait-il arriver ?
Je finis par m’étendre sur mon lit. Pour éviter de ressasser mon erreur linguistique, et surtout l’énorme sentiment de culpabilité que j’éprouvais à l’idée du risque que j’avais pris,
j’insérai dans un petit magnétophone à piles la cassette audio déjà utilisée pour l’accouchement de Jonathan. La musique de Neil Diamond retentit dans la chambre et je commençai mes exercices de sophrologie.

Le calme commençait à m’envahir quand le moteur du groupe électrogène se mit à fonctionner et toutes les lampes de la maison s’allumèrent. Peu après, le zamu appela : « Le docteur va arriver ! » Je le remerciai avec effusion en prenant conscience que la peur d’accoucher sans assistance médicale venait de tomber : Roger était prévenu, il allait venir…
– Va dans la cuisine, ranime le feu et fais chauffer une grande casserole d’eau…
J’ai toujours entendu ces paroles dans les films en cas d’accouchement à domicile. La sentinelle me considéra d’un drôle d’air, se demandant visiblement ce que je voulais faire avec mon eau chaude. Il s’exécuta néanmoins.
Je repris mes exercices de détente, attentive au moindre mouvement de mon ventre, aux contractions qui se succédaient de plus en plus rapidement, aux bruits de casseroles dans la cuisine, à l’absence de bruit venant de l’allée.
Vers minuit, un bruit de moteur de Land Rover annonça l’arrivée de Roger qui entra bientôt dans ma chambre, calme et souriant.
– Alors Chantal, le bébé s’annonce plus tôt que prévu ? Je vais t’examiner…
Je ne pus m’empêcher de lui raconter l’épisode de la piscine, les efforts totalement inappropriés dans mon état. Roger se révéla dans la pleine compétence de son art : rassurant, souriant, diffusant le calme.
– Les sacs poubelles sur le matelas, c’est une bonne idée, dit-il en m’aidant à m’étendre et où est le zamu ?
– Il fait chauffer de l’eau…
– Tu n’as pas chômé… Ah, je crois que j’arrive à temps…
Il examinait l’ouverture du col.
– J’ai envoyé Dominique, le chauffeur, chercher Vincent avec la petite Land Rover, mais je crains que le bébé n’arrive avant lui. Les routes sont dans un état pas possible avec ces premières pluies et il fait nuit noire. La sage-femme va arriver.
Voilà donc à quoi il avait passé le temps qui me semblait si long. Il avait tout organisé. Il prenait les choses en main. J’imaginais le chauffeur fonçant vers le futur papa, j’anticipais la surprise et l’anxiété de Vincent à l’annonce de cette naissance prématurée.
Si j’avais eu des scrupules à réveiller le mpishi, Roger lui n’en éprouva aucun.
– Je veux du café, dit-il au zamu. Va réveiller Apomucène.
Le zamu s’empressa d’obéir, trop content de refiler la corvée eau chaude à son collègue.
La sage-femme arrivée sur ces entrefaites me regarda exécuter consciencieusement mes exercices de respiration au son de la musique préenregistrée. Au bout d’une demi-heure d’observation, elle demanda gravement :
– Les femmes blanches ne souffrent pas ?
Les contractions étaient de plus en plus nombreuses, fortes et rapprochées. Je respirais avec application. Je retrouvais en accéléré toutes les sensations de mon accouchement précédent.
Le bruit d’une Land Rover me fit espérer l’arrivée de Vincent. Ma déception fut grande de voir Anne, la femme de Roger. C’était pourtant aimable de sa part de venir aux nouvelles. Elle était elle-même au sixième mois de sa grossesse et redoutait plus que tout cet accouchement en brousse.
– J’ai laissé Sophie seule avec le zamu, annonça-t-elle d’un ton lourd de sous-entendus.
Il fallait que je sois bien consciente de l’énorme chance que j’avais de l’avoir à mes côtés et du sacrifice qu’elle faisait pour moi de laisser sa fille seule chez elle. Elle était aussi très curieuse de savoir ce qui avait provoqué cet accouchement prématuré et elle ne tarit pas de reproches :
– Quelle inconscience ! Tu aurais dû savoir que tu mettais la vie de ton enfant en danger !
– Tu n’es pas obligée de rester, Anne, dis-je en serrant les dents.
– Bien sûr que je reste, c’est mon devoir !
– Tu te dois aussi à ta fille…
Roger comprit qu’il valait mieux l’éloigner. Il lui proposa d’aller chercher leur fille et de rester avec elle dans le salon.

Réveillé par le bruit de ces allées et venues, Jonathan apparut tout ébouriffé, le visage bouffi de sommeil :
– Bébé arrive déjà ?
Après un long regard inquiet, il demanda d’une petite voix :
– Tu vas bien, maman ?
Je le rassurai, émue par sa sollicitude, mais il ne fut pas convaincu car une nouvelle contraction me déchirait le ventre. Prévenant, Roger l’éloigna et le confia à Anne.

Après un dernier examen, Roger décréta qu’il était temps de pousser.
Quel contraste avec l’accouchement de Jonathan qui avait duré quinze heures ! Trois heures avaient suffi à François pour naître.

La sage-femme s’était emparée de François pour lui donner les premiers soins. Très vite, elle le replaça sur mon ventre, le temps de couper le cordon. J’éprouvai un sentiment de reconnaissance pour cet acte si simple dont j’avais été privée avec Jonathan dans l’environnement aseptisé d’une salle d’hôpital universitaire. Le poids du bébé respirant doucement sur mon ventre m’apaisa. Quel soulagement ! François était bien en vie. Moi aussi – même si je n’avais jamais réellement réalisé jusque-là qu’il pût m’arriver quelque chose. La sage-femme prenait soin du bébé avant de me le confier à nouveau, mais une sorte de tension régnait. Dans le living, après le moment où la joie de tous avait éclaté à l’audition des premiers cris de François, les conversations restaient un peu étouffées…

La Land Rover qui stoppa sous les fenêtres dans un grand crissement de freins était celle qui ramenait Vincent. Je reconnus sa voix, mais il ne semblait pas pressé de me retrouver. Roger s’était éclipsé et l’entretenait à voix basse sur la barza.
Enfin, Vincent entra dans la chambre, se précipita vers nous, prit des nouvelles, admira l’enfant bien portant, nous embrassa.
– Dominique a roulé comme un fou. Je m’attendais à pratiquer l’accouchement mais tout est déjà fini… Me voilà tout désorienté… Je vais t’examiner.
Ne faisait-il pas confiance à son collègue ?

Après son examen, je compris sa réserve et son inquiétude.
– Le col se referme trop vite. Le placenta met trop de temps à sortir. Roger a raison.
La chose était dite, le diagnostic de Roger confirmé. Ils pouvaient maintenant parler devant moi.
Vincent approuva les mesures prises par Roger : les messagers étaient partis pour réveiller les infirmiers de garde et pour qu’on mette en marche le groupe électrogène de l’hôpital. Quel remue-ménage pour moi ! Mon inconséquence transformait un acte naturel en drame qui mobilisait tant de monde, et en pleine nuit en plus.
Après un conciliabule animé, les deux médecins décidèrent de tenter une dernière démarche avant de m’emmener en salle d’opération. Vincent me fit une injection intraveineuse de méthergine, un contractant de l’utérus et un antidouleur.
Le temps pressait. Ils ne purent laisser aux médicaments le temps d’agir. De tous les intervenants présents, la sage-femme était celle qui avait les plus petites mains. Quand elle introduisit cette fameuse petite main dans mon vagin pour opérer une extraction manuelle du placenta, je ne pus m’empêcher de crier : la douleur était plus intense que celle de mes deux accouchements réunis. Elle me sembla d’autant plus forte que je n’y étais pas préparée psychologiquement. Pour moi, tout était terminé. La délivrance du placenta ne devait être qu’une formalité et voilà qu’elle se transformait en torture.
Enfin, enfin, après de longues minutes pendant lesquelles elle m’infligea une souffrance atroce, la sage-femme qui fouillait mes entrailles, arriva à agripper le placenta et à l’extraire. Les deux médecins et elle examinèrent avec attention ce morceau de chair sanguinolente pour s’assurer qu’il n’en manquait pas le moindre bout. L’attention, la tension étaient palpables. Ils devaient être certains… Enfin, ils se mirent à rire d’un grand rire libérateur. La joie de tous s’exprima sans plus aucune contrainte…
– Apomucène, s’écria Roger dans le salon, comme s’il était le maître des lieux, si tu nous préparais tes célèbres frites ?
Vincent s’occupait d’envoyer un mot à l’hôpital pour décommander la salle d’opération.

La fête battait son plein dans le living. Apomucène avait apporté des platées de frites croustillantes et les bières fraîches circulaient à foison. Tous se réjouissaient de l’heureuse issue de ce qui aurait pu virer au drame.
Je me retrouvai seule, assommée par le médicament qui commençait à agir, ivre de douleur et de fatigue, avec François, mon bébé prématuré de vingt-trois jours, blotti dans mon giron : « La meilleure couveuse possible », avaient décrété les deux médecins.

Des roulements de tambours retentirent dans la nuit, hésitants au début, puis de plus en plus réguliers pour devenir triomphants : les battements annonçaient la naissance du deuxième fils du docteur Vincent. Radio Zaïre n’avait pas attendu l’aube pour diffuser cette bonne nouvelle.
Dans les brumes de la drogue, entre deux vertiges, j’aperçus une iule, indifférente à la liesse générale, longer le mur de son trottinement placide et régulier.

Chantal Beckers