Page blanche pour nuit blanche

Découvrez le travail de notre étudiant Adrien Nedelec :

« Souple et colorée, la foule envahissait la place, comme un banc de poissons balaye le fond marin. Un monstre informe qui s’étire et se recroqueville sans cesse, et duquel s’élève une assourdissante clameur. Mille couleurs qui se fondent et s’entremêlent, autant de formes qui s’épousent et se séparent, un étendard bariolé s’agitant au vent. Chaque individu demeurant invisible fait alors partie d’un ensemble, une créature hybride hérissée de membres, qui regarde dans toutes les directions, dotée d’un millier de cœurs, une gigantesque hydre promenant ses têtes.

Mais en s’approchant davantage, on pouvait distinguer un détail, une brique émergeant du mur. Un chapeau melon au feutre noir louvoyait sur les flots, poussé par les bourrasques et bousculé par la foule, il avait peine à rester sur la tête qui le portait. Cette tête était celle de Hans Ausfüllen, un homme d’une trentaine d’années au nez camard et aux joues rubicondes, qui se battait comme un diable dans cette cohue. Jouant des coudes et hurlant de tous côtés, il se fraya un chemin, et fut rapidement recraché par le monstre.

Il remonta une rue déserte, profitant d’être seul pour forcer l’allure. Les mains enfoncées dans les poches, le menton rentré dans la poitrine, le regard fixé sur l’horizon, il semblait impatient d’arriver à destination. On aurait pu déduire de cette course un homme d’affaires rejoignant un nouveau client, un postulant se précipitant à son entretien d’embauche, ou bien un jeune père se rendant à l’hôpital où sa femme venait d’accoucher, mais il n’en était rien. À la vérité, Hans avait la meilleure raison au monde de se dépêcher : il avait quelque chose à écrire.

À peine arrivé dans son studio berlinois, il s’installa à son bureau, prêt à capturer les idées qui bourdonnaient à ses oreilles depuis plusieurs heures. La mine folâtre, il sortit une feuille blanche d’un de ses tiroirs et la plaça face à lui.

Chose étrange, lorsqu’il posa la pointe de son stylo sur la page, rien ne se produisit. Faute de ne pouvoir écrire un mot, la mine se contenta de baver, une grandissante tache d’encre qui dévora la feuille.

Quelques minutes plus tôt, les idées du jeune homme étaient pourtant nombreuses à frapper à sa porte, mais, comme si elles avaient été soudainement refroidies par la blancheur de la page, elles se turent et s’envolèrent.

Le stylo, tenu par des mains immobiles, continuait de répandre son encre sans que l’écrivain réagisse. À la manière du Seigneur Perceval et de sa fascination du sang bu par la neige, l’homme observait le papier absorber le noir, il lui semblait regarder son âme saigner.

Durant sa marche, Hans avait pourtant eu le temps de structurer ses idées, de polir quelques phrases, de débusquer certains mots, mais il comprit qu’entre l’esprit et la réalité se dressait la page, et que tant qu’elle demeurait blanche elle le tiendrait en échec.

Les idées, vivantes dans notre tête, sont immortalisées sur le papier, comme si le fait de les écrire les rendait éternelles, les figeant à jamais. C’est cette éternité qui apeure les mots. Pour eux, le blanc est la couleur de la mort, la page se faisant abattoir.

Le jeune homme voulut écrire de façon plus naturelle, tentant d’échapper à son rôle de bourreau, mais il échoua une nouvelle fois, parce que c’est en la recherchant que l’on tue la spontanéité.

Il essaya de duper la réflexion par la matière, de battre le concept par le concret, en usant d’une implacable logique qu’il résuma en ces termes :

– pour résoudre le problème de la page blanche, il me faut une page noire.

Il se leva d’un bond et fourgonna ses tiroirs à la recherche d’une feuille de couleur. Mais il n’obtint de ses décevantes recherches qu’une pile de papiers désespérément pâles. Au fil de sa fouille qu’il poursuivit à travers l’appartement, il survola diverses notes, ratures, gribouillis, le tout invariablement écrit à l’encre noire sur des pages blanches. Il rêvait de tomber sur une petite touche colorée, mais ne pouvait échapper à ce sinistre contraste.

Pris de désespoir, il s’accroupit au milieu du chantier qu’il venait de causer, et pensa, le regard échoué sur le plancher :

– Seulement du noir et du blanc, même pas un peu de gris, suis-je si triste que ça ? Si seulement j’avais un pot d’acrylique.

Il se souvint alors d’une voisine qu’il avait croisée quelques jours plus tôt dans la cage d’escalier, une brève rencontre durant laquelle elle s’était présentée en tant qu’artiste peintre.

Alors qu’il se releva précipitamment, remué d’excitation, convaincu de tenir là la solution, un nouveau problème se posa :

– Mais dans quel appartement vit-elle ? Elle ne m’a jamais dit où elle habite, je ne connais même pas son étage.

Sans perdre courage, alors que la nuit commençait à tomber, il quitta son studio et commença son enquête dans l’immeuble, à la recherche d’une page multicolore.

Il procéda méthodiquement, en commençant par le rez-de-chaussée.

Une première porte métallique au pied de laquelle reposait un paillasson, sur ses poils abîmés était inscrit en italique :

Bienvenue

Hans, d’un geste assuré, frappa à la porte.

– C’est qui ? tonna une voix par-delà le judas.

– Votre voisin du troisième, je m’excuse de vous déranger, mais…

– Vous voulez quoi ? Vous savez l’heure qu’il est ?

– Oui… je… comme je vous le disais… je m’excuse, balbutia Hans. Il s’apprêtait à poursuivre lorsque son interlocuteur invisible l’interrompit :

– Vous êtes nouveau ici ? Je ne vous ai jamais vu dans l’immeuble, je vous vois à travers mon œilleton ! Allez-vous-en ou j’appelle la police !

Le jeune écrivain se retourna vers la porte opposée en bouillonnant intérieurement.
Un écriteau y était suspendu, sur lequel était écrit :

AGENCE IMMOBILIÈRE « LEBENSRAUM »
APPARTEMENT À LOUER

Il monta à l’étage supérieur d’un pas agacé, des notes de musique rythmant son ascension. Il se présenta face au palier le plus bruyant du bâtiment, ci bien qu’il dût frapper plusieurs fois avant que le locataire vienne lui ouvrir.

Un homme d’une vingtaine d’années apparut sur le seuil, les cheveux en bataille, la cigarette à la bouche, la guitare en bandoulière.

– Bonjour, c’est à quel sujet ? demanda-t-il.

– Bonsoir, je suis votre voisin du troisième, j’ai emménagé il y a peu de temps…

– Pas de souci, je vais faire moins fort.

– Non, ce n’est pas le problème, vous ne me dérangez pas du tout. En réalité, je suis

à la recherche d’une occupante de l’immeuble, connaîtriez-vous une artiste peintre habitant ici ?

– Une peintre ? s’interrogea le jeune musicien en se caressant le menton. Je ne pense pas l’avoir déjà croisée. Hé Karl ! Tu connais une peintre qui habite ici ? hurla-t-il en se retournant vers son salon.

– Jamais vu, répondit une voix aussitôt suivie d’un son de cymbales.

Le guitariste haussa les épaules en regardant Hans d’un air désolé.

– Mais j’y pense, reprit l’écrivain, peut-être avez-vous des feuilles de couleur ? Son interlocuteur ne s’étonna guère de cette surprenante question, le fit patienter d’un geste, s’éclipsa quelques instants, et revint, les mains chargées de feuilles noires et blanches.

– C’est tout ce que nous avons, dit-il en lui tendant une liasse de partitions.

Peu satisfait, Hans s’en saisit et lui retourna un regard faussement reconnaissant avant de le saluer. Puis, se retrouvant seul sur le seuil, il resta plusieurs minutes à feuilleter les pages striées de lignes noires et horizontales.

– Autant utiliser une feuille à carreaux, grommela-t-il tout bas.

Au même instant, un homme d’une trentaine d’années gravissait les escaliers. Il portait un élégant costume, tenait une mallette dans la main gauche et un téléphone dans la droite. Tout en avançant, il poursuivait sa conversation qui résonnait dans les étages :

– Je t’avais dit qu’il fallait vendre ces actions jeudi dernier, mais tu n’as rien voulu entendre. Maintenant, c’est foutu, on a loupé le coche. Je vais tenter le coup avec son associé, mais je ne te promets rien, ça risque d’être tendu. Je te rappelle demain depuis le bureau pour te tenir au courant.

Il raccrocha en croisant Hans sans lui accorder un regard, et se dirigea vers le second palier de l’étage.

Le jeune écrivain l’interpella :

– Excusez-moi, monsieur, mais vous pouvez peut-être me renseigner, je cherche une artiste peintre qui habite l’immeuble, seulement je ne sais pas dans quel appartement la trouver.

– Artiste peintre, dites-vous ? Ça existe encore de nos jours ?

– Sans doute une excentrique, je vous l’accorde, répondit Hans hypocritement, soucieux d’obtenir une information de l’homme d’affaires.

– Jamais entendu parlé, désolé.

– Qu’importe, peut-être pouvez-vous m’aider autrement. Avez-vous des feuilles de couleur chez vous ?

L’inconnu le dévisagea quelques secondes en conservant le silence. Puis il dit d’un ton presque offusqué :

– Des feuilles ? Non, désolé, je ne travaille que par ordinateur.

Il lui tourna le dos, ouvrit sa porte, et disparut dans un claquement.

Quelque peu découragé, mais pas encore résigné, Hans atteignit le deuxième étage. Il frappa à l’appartement de droite sans que personne ne réponde. Il essaya de nouveau, plusieurs fois, avec de plus en plus de force, sans davantage de succès.

– Elle est sourde, retentit une voix dans son dos.

L’écrivain se retourna, le souffle haletant, surpris par cette interlocutrice surgie de nulle part. Face à lui, une habitante qui, malgré ses rides et son dos courbé, semblait déborder d’énergie. Il émanait d’elle l’assurance des femmes suffisamment âgées pour savoir ce qu’elles veulent, et encore assez jeune pour pouvoir l’obtenir. Elle se tenait dans l’embrasure de sa porte, une main sur la poignée et l’autre sur la hanche. La mine sévère, elle observait le visiteur d’un air méfiant, un regard qui aurait pu fondre ses verres à double foyer.

– Ça ne sert à rien d’insister, reprit-elle. Elle est sourde comme un pot depuis des années, ce n’est pas en tapant comme un ouvrier que ça va lui revenir. Vous croyez que ça va s’ouvrir en frappant plus fort ? C’est une porte, pas un bocal à cornichons. Et qui êtes-vous d’abord ?

– Je m’appelle Hans Ausfüllen, répondit-il timidement, je viens d’emménager dans l’immeuble.

– Je vois que vous tenez des partitions, j’espère que vous ne faites pas partie des garnements d’en dessous, je n’arrive pas à fermer l’œil avec leurs guitares et leurs batteries. Saletés de musiciens !

– Non, pas du tout, je suis écrivain, enfin j’essaie.

Sur ces mots, le visage de la vieille femme se détendit, un sourire fatigué s’y dessinant.

– Je préfère ça, une activité plus respectable, j’ai toujours eu un profond respect pour les écrivains, surtout pour leur silence. Je suis madame Mügger, enchantée de faire votre connaissance, mais que voulez-vous à ma voisine ?

– En réalité, je cherche une résidente, une peintre qui habite l’immeuble, la connaissez-vous ?

– Oh, mais ça ne peut être que mademoiselle Farben, une jeune femme adorable. Vous la trouverez au quatrième, porte gauche. Mais pourquoi la cherchez-vous ?

– Cela peut paraître étrange, mais je cherche des feuilles de couleur et à cette heure tardive tous les magasins sont fermés, peut-être en avez-vous chez vous ? Ça m’éviterait de la déranger.

– Des feuilles, je n’en ai plus d’aucune sorte, cela fait bien longtemps que je ne dessine plus et que je ne lis plus, mes yeux sont trop fatigués. J’ai même dû, à regret, abandonner mes mots croisés.

Hans la remercia de son aide, il voulut prendre congé pour rendre visite à sa mystérieuse peintre, mais la vieille femme le retint, l’interrogeant sur ses créations. Ils s’entretinrent longuement dans la cage d’escalier, un moment interminable à l’issue duquel l’écrivain avait appris que madame Mügger était veuve depuis huit ans, qu’elle avait tenu une échoppe durant une vingtaine d’années, qu’elle avait assisté en personne à la chute du mur de Berlin, qu’elle avait voyagé dans plus de treize pays différents, il sut d’ailleurs tout des coutumes, rituels et paysages de ces contrées.

Très fatigué par sa soirée, Hans se présenta au quatrième gauche, sur la porte était affichée une reproduction de l’œuvre de Magritte : Ceci n’est pas une pipe.

– Cette fois-ci, il n’y a plus de doute, ce doit être ici, pensa-t-il avant de frapper.

Une jeune femme aux cheveux bouclés et au visage séraphique l’accueillit chaleureusement, avant qu’il ne formule sa demande quelque peu originale.

– Une page de couleur pour vaincre la page blanche ? Solution à la fois absurde et ingénieuse, lui fit-elle remarquer. Malheureusement, vous arrivez trop tard, je ne travaille plus l’aquarelle depuis deux semaines, j’ai vendu toutes mes peintures de couleur pour me consacrer à l’art conceptuel, au monochrome pour être plus exacte, ça marche mieux de nos jours. Voyez-vous, ma prochaine exposition se baptisera Nuances de blanc.

Hans jeta un œil par-dessus l’épaule de la locataire, et aperçut un grand nombre de toiles accrochées aux murs de l’appartement, toutes plus blanches les unes que les autres.

– Je vois, répondit-il dans un souffle de contrariété, la mine basse et le regard terne. J’ai mené mon enquête toute la nuit pour trouver votre logement, mais inutilement.

– Mener une enquête ? Vous avez demandé aux autres locataires de l’immeuble, vous voulez dire ? Il vous suffisait de descendre à ma boîte aux lettres, mon nom, mon activité et le numéro de mon appartement y sont inscrits.

Cette dernière déclaration ajouta à l’état neurasthénique du jeune homme.

Les deux artistes se séparèrent, l’un s’interrogeant sur une possible solution à son problème, et l’autre se questionnant sur la santé mentale des écrivains.

De retour chez lui, et de nouveau installé à son bureau, Hans réfléchit à un stratagème pour duper la blancheur, pour vaincre cette page qui refusait de noircir.

C’est alors qu’il repensa à l’œuvre de Magritte reproduite et affichée sur la porte de la peintre. À court d’idées, il sortit d’un geste vif une feuille vierge, et y écrivit sur son entête : Ceci n’est pas une page blanche. Mais une fois encore, aucune révélation ne vint habiller le papier.

À bout de force, entre colère et épuisement, il décida de ne plus songer à sa rédaction. Il quitta son bureau, et, sans véritablement s’en rendre compte, emporta avec lui sa page blanche qui le hantait, comme s’il ne pouvait plus s’en débarrasser, à la manière d’une ombre qui le suivait.

Il s’installa confortablement dans son salon, dans le creux de son divan, et se remémora l’étrange soirée qu’il venait de vivre. Il repensa à madame Mügger et à mademoiselle Farben, et, tirant de sa poche sa feuille vierge et son stylo, commença à les décrire, à se figurer leur vie, comme s’il avait toujours tout su de ces deux inconnues. Laissant courir sa pensée en même temps que sa plume, il songea à tous ses voisins qu’il avait croisés ce soir-là, et dressa un portrait pour chacun d’entre eux. Au fil des musiciens et des hommes d’affaires, des sourds et des misanthropes, des jeunes femmes et des vieillards, sa page prenait de la couleur, grignotée par une mine que rien ne pouvait plus arrêter.

Soudainement conscient d’avoir vaincu le papier immaculé, il entreprit un délicat travail, celui de mêler ses voisins à son histoire, de les intégrer dans son récit, de les imaginer interpréter ses personnages. C’est ainsi que son encre coula comme un torrent, et que son roman prit le large.

Lorsque la nuit capitula, il observa de son divan le soleil se lever, des dizaines de feuilles manuscrites sur ses genoux. Il comprit à cet instant que durant ses heures de doutes et d’impuissance, ce n’était pas sa page qui demeurait blanche, mais ses personnages. Il s’était servi de ses voisins pour leur donner vie, en croquant leurs traits de caractère, en répétant leurs expressions, en imitant leurs gestes.

– La page blanche est un abattoir à idées, se dit-il le visage rayonnant, mais pour qu’elle ne prenne pas des allures de cimetière et qu’elle n’apeure pas les mots, il faut laisser les personnages la colorer.

Ce matin-là, il s’endormit dans son salon, éreinté, mais heureux d’avoir vaincu la page blanche grâce à ses voisins. »