Étudiante chez Désir d’écrire, Natacha a rédigé cette nouvelle douce-amère tendant vers le conte en s’appuyant sur la consigne suivante : écrire un récit qui débute dans son quotidien et se termine par une chute totalement onirique ou fantastique. Avez-vous déjà rencontré une chatte aussi courageuse que Pelote ?
Découvrez son travail :
Elle gisait au travers du sentier, énorme masse grise semblant offrir son flanc au chaud soleil de ce mois d’août finissant. Son sommeil n’était nullement perturbé par les caquètements des poules qui s’ébattaient derrière le muret situé sur sa droite. Cependant, le vol bourdonnant de mouches au-dessus d’elle sema brusquement le doute dans l’esprit de l’homme qui venait d’emprunter la voie. En s’approchant, le doute ne fut plus permis, Pelote, la chatte de la voisine, gisait bien morte en travers du passage. L’homme, un voisin, perçut ses yeux ouverts sur le vide et un petit bout de langue qui perçait au coin de ses babines. Aucune trace de luttes ou de sang, aucun impact sur sa fourrure, un mystère inquiétant planait sur cette scène incongrue.
Que faire sinon prévenir sa propriétaire, une vieille dame de quatre-vingt-seize ans pour qui ce chat représentait plus qu’un animal, une compagne fidèle et irremplaçable. L’homme se dirigea vers la petite maison attenante, embarrassé par la mission qui lui était dévolue. Il sonna, entra et fit asseoir la nonagénaire avant de lui annoncer la terrible nouvelle. Pelote, six ans, une chatte obèse, songea-t-il intérieurement, venait de perdre la vie dans des circonstances douteuses, voire incompréhensibles.
Les mains frêles tremblèrent, la vieille dame pleura et, incrédule, souhaita voir la dépouille. Elle avait fait sortir sa chatte dès sept heures le matin même, comme à l’accoutumée. Elle ne comprenait pas, elle n’avait relevé aucun malaise chez l’animal. Aucun véhicule n’avait emprunté le chemin privatif ce matin-là et pourtant, Pelote venait de perdre la vie, elle qui partageait ses nuits aux côtés de sa maîtresse, elle qui la suivait partout, elle qui meublait sa solitude chaque jour…
Accablée, la vieille dame fit transporter le cadavre sous les frondaisons d’un lilas et recouvrit le corps d’une pièce de tissu. Assise à nouveau, seule dans son transat, terrassée de douleur devant le téléviseur muet, elle fondit en larmes, inconsolable, perdue comme une petite fille abandonnée au fond des bois. À quoi bon poursuivre sans la tendre présence de l’animal, ses doux ronronnements et ses pattes qui tambourinaient sur sa poitrine lorsqu’elle était oppressée…
En instantané, le diaporama de sa courte existence lui apparut : son arrivée dans la cour, un soir de printemps, jeune, menue et inexpérimentée. Ses petits pas chassés, son approche furtive jusqu’à gagner une place dans sa couche, et pouvoir s’endormir le long de son flanc. Sa lente convalescence lorsqu’un chasseur l’avait prise pour du gibier et l’avait blessée… les voisins qui vinrent à son chevet afin de s’enquérir de sa santé… Le petit pot de crème qu’elle lui réservait dans le « frigidaire ». Leurs dialogues muets sous forme de regards appuyés et de clignements de paupières. Comme elle allait souffrir de son absence…
Plus tard, une voisine vint la consoler. Ensemble, elles cherchèrent à élucider les circonstances de la mort. En étudiant les environs, elles imaginèrent trois possibilités. La première, Pelote avait sauté le muret en utilisant le parpaing placé le long du mur. Elle avait perdu la vie en atterrissant au sol, foudroyée par l’effort et une crise cardiaque. Son obésité aurait eu raison de cet exercice. La seconde, Pelote aurait traversé la route et un véhicule l’aurait heurtée. Le choc aurait provoqué une hémorragie interne. Elle se serait traînée jusqu’à l’endroit où on l’avait découverte ou alors, l’automobiliste l’aurait déposée à cet endroit. Troisième hypothèse, une petite vipère morte avait été découverte de l’autre côté de la route, elle aurait surpris le reptile, aurait tenté de le saisir avant de succomber à une morsure. Les deux femmes évoquaient chaque scénario, regrettant de demeurer à jamais dans l’ignorance de ce qui s’était réellement produit.
Mais la vérité était tout autre. Ce matin-là, la Mort rôdait devant la porte lorsque la chatte était sortie pour sa promenade matinale. Pelote la vit immédiatement en sortant et tenta de lui barrer la route. La bouche ouverte sur un rictus infamant, la Mort guettait la vieille dame, certaine d’obtenir sa proie. Sa faux levée, elle voulut entrer, mais le fidèle animal l’avait retenue. Pelote, révoltée, voyait défiler devant ses yeux, toutes les victimes de ces trois dernières années. D’abord, son maître, étendu sous oxygène qu’elle prit dans sa sieste. Puis le voisin qui habitait à gauche dans une belle villa, mort d’un cancer à cinquante-cinq ans. Et le voisin vivant dans la maison située sur la droite, à peine retraité, mort d’une tumeur au cerveau foudroyante. Et, en face, le jeune voisin succombant à une maladie orpheline. Et que dire de la meilleure amie de sa maîtresse décédée après une mauvaise chute ?
Trop, c’était trop, elle ne laisserait pas la Mort entraîner une autre victime. Telle la chèvre de M. Seguin, Pelote chargea, griffes en avant, elle mordit, tira le linceul noir tandis que la faux battait l’air autour d’elle. Elle sauta le muret, se retourna et tomba, foudroyée, la faux atteignant l’arrière de son crâne. Elle rendit son dernier soupir accompagnée par le souvenir si doux du regard de la vieille dame posé sur elle. Elle ne vit pas la Mort tourner les talons. Pour ce jour, le carnet de comptes était plein. La Mort partit avec aux lèvres une certitude, elle reviendrait et, cette fois-ci, la petite masure n’offrirait plus aucune résistance.
Natacha