Étudiante chez Désir d’écrire, Patricia Nisenbaum a rédigé cette nouvelle délicieusement ironique en suivant la consigne lui demandant d’écrire un récit qui débute dans son quotidien et se termine par une chute totalement onirique ou fantastique. Mieux vaut ne pas être claustrophobe !
Découvrez son travail :
Tout d’abord il y a eu l’invitation. Enfin, ce n’était pas une invitation, mais plutôt un faire-part. Il avait donné lieu à de longues discussions dans la famille. Devait-on inclure les pièces rapportées non officielles, les divorcées ? Finalement, ce fut non pour les premières, oui pour les secondes. On y annonçait très formellement le décès d’Éric Marty avec les mots usuels : immense tristesse, longue maladie supportée avec courage, sa famille en deuil. Et c’est vrai que la fin avait été difficile. Depuis le temps que cela traînait. Trop vieux, trop usé. Tellement d’ailleurs, que la tentation d’en finir volontairement avait été très forte, mais moins que le courage. Alors oui, sans doute le courage de continuer, mais par peur du choix à faire. La mort était finalement arrivée comme un soulagement pour tous. Enfin, plus de souffrance.
Et puis c’est le moment des obsèques.
Et ils sont venus, ils sont tous là. D’abord devant le petit temple de Chêne-Bougeries, à la façade plus grise que blanche, toute simple, juste égayée par sa grosse horloge aux chiffres et aux aiguilles dorées. Ils échangent des poignées de mains, des baisers, avec des regards convenus de tristesse bienséante. Tout le monde parle bas, comme si le fait de parler haut pouvait déranger. Il se forme des petits groupes de silhouettes souvent voûtées, ployées par le poids des ans. Ceux-là sont sans doute venus en pensant à leur propre mort prochaine, ou peut-être justement pour se rendre compte qu’ils sont finalement encore un peu vivants. Peu de jeunes, à part ceux de la famille proche. Ils sont ensemble. Ils parlent sans doute davantage de leur vie quotidienne que du défunt. Mais c’est bien. La vie est plus forte que tout.
Et puis le pasteur bat le rappel. Et tous franchissent en silence les deux portes ouvertes sous le porche soutenu par quatre colonnes sans style. Ceux qui ne connaissent pas l’intérieur du temple découvrent sa forme ellipsoïdale, et ses marches en bois bien lustré, qui le fait ressembler un peu à l’amphithéâtre d’une vieille université.
Les premiers rangs sont réservés à la famille.
Il y a sa femme, enfin sa veuve maintenant, se tenant bien droite, altière, élégante comme d’habitude. Jusqu’au bout elle a été là, présente, prenant soin de son bien-être, et souvent impatiente devant ce petit vieux, plus vieux qu’elle, qui ne pouvait plus manger ou faire sa toilette tout seul. Mais elle a toujours été là, pendant ces trente dernières années et jusqu’à la dernière minute.
Il y a ses trois fils, pas tous très fidèles. Le plus jeune, si, qui passait chaque jour lui lire le journal et commenter les articles avec lui. Usé par ses excès de drogue et de boisson, avec un reste de sa beauté d’antan, il s’est bien rattrapé en étant vers la fin le plus assidu à ses côtés. Le plus âgé également, qui s’était bien rapproché de lui, après une période difficile, et qui venait souvent le voir et prendre le thé accompagné de sa femme. Avec son début de calvitie et ses lunettes, il ressemble tellement à son père. Le troisième, ah, le troisième, déception et tristesse : il était parti pendant un an voyager aux antipodes, ne se préoccupant guère de son père malade. Mais bon, il était revenu et plutôt présent pendant les dernières semaines de sa vie. Mondain et comme de coutume excité comme une puce, dont il a la petite taille, il salue tout le monde et parle haut.
Et puis il y a les petits-enfants, cinq filles et trois garçons adultes et qui sont ceux qui apportent le plus de vie dans ce temple, même si leurs visages sont marqués par la tristesse. Ils parlent entre eux. Ils donnent l’impression de ne pas arriver à rester en place. Et puis ils se calment, se taisent, baissent la tête et attendent. Le temple se remplit. Les marches craquent et sonnent sous les pas. Les gens s’installent sur les bancs aux dossiers marqués par des plaquettes de cuivre gravées du nom de ceux qui achetaient leur place, il y a longtemps.
Depuis toutes les places, l’on voit bien l’autel, l’orgue, et surtout le cercueil, orné d’une seule rose. Pas de photo encadrée. Tant mieux. Rien de pire que d’avoir en face de soi le visage souriant du défunt alors que l’on assiste à ses funérailles.
Lorsque le pasteur rejoint son poste et vérifie si le micro fonctionne, le silence se fait dans l’édifice. C’est l’orgue qui commence. Puis ce sont les paroles réconfortantes dites par un homme d’Église qui ne connaissait de toute manière pas celui qui gît dans la boîte placée sur ses tréteaux, là, en bas.
Si j’osais, je dirais que c’est là le plus drôle. On a tous remarqué que les occupants des cercueils ont toujours acquis à ce moment-là plus de qualités que lors de leur vivant. Là, ils ne sont pas loin de la perfection : c’est une mère de famille exemplaire, un grand-père au service de la communauté, un homme chantre de la tolérance, parfait avec ses enfants, sa famille, ses amis. Cela ne manque pas cette fois-ci. On parle ici d’intelligence, d’humour, de générosité. Cela correspond bien, en fin de compte.
Il faut reconnaître une minute émouvante : c’est lorsque tous les petits enfants se placent en ligne devant le cercueil et parlent chacun de ce dont ils se souviendront chez ce grand-père. Et là, en effet, il y a la vraie vie d’un aïeul qui racontait des histoires, qui apprenait des chansons un peu graveleuses à ses petits-fils, qui les emmenait monter à cheval, qui avait le don des bons mots et l’à-propos. Tout cela est vrai. Bon rendu, ma foi.
Ces jeunes parlent avec tendresse de leur grand-père, comme s’ils avaient véritablement passé beaucoup de temps avec lui. C’était sans aucun doute la vérité lorsqu’ils étaient petits et que leurs parents les emmenaient voir leurs grands-parents. Cela l’a beaucoup moins été depuis qu’ils ont tous grandi. Ils ont leur vie, c’est ce que l’on se dit lorsque l’on vieillit et que l’on se sent seul et un peu abandonné. Pour dire le vrai, il n’a jamais été autant entouré.
Le service se termine enfin. Tout le monde est invité à passer devant la famille pour les honneurs. Mais sans vous arrêter, s’il vous plaît. Alors, on entend de nouveau les bancs grincer un peu, les marches craquer et sonner sous les pas. Beaucoup d’entre eux sont bien lourds. Les vieux ont sans doute l’impression d’assister à une répétition générale. Tous ces gens défilent lentement devant la famille, raidie par l’émotion, solidaire dans la tristesse. Cela n’en finit pas. Sourires tristes, timides. Échanges de regard pleins de compassion. Ils passent tous et sortent enfin.
Après le défilé, les membres de la famille se prennent dans les bras et s’embrassent. Ils sont soulagés, c’est fini. Ils jettent un dernier regard au cercueil et franchissent les portes.
J’aurais bien aimé pouvoir leur dire que c’était très réussi. Que c’était une jolie cérémonie. Que j’étais content. J’aurais bien aimé continuer à les regarder et les écouter. Impossible.
Je ne peux que rester là, allongé dans le cercueil qu’ils viennent de laisser derrière eux.
Patricia Nisenbaum